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Pour
de nouveaux repères culturels
L’appropriation
de savoirs scientifiques et techniques est un facteur essentiel de la
compétitivité économique et du rayonnement industriel
d’une société, mais pas seulement... Le doublement
des savoirs scientifiques en moins de dix ans, l’évolution
très rapide des techniques modernes tendent à destabiliser
nos valeurs éthiques et culturelles. Les nouveaux défis
auxquels nous sommes confrontés (environnement, SIDA et autres
épidémies, démographie galopante, crise économique...)
réclament de nouveaux repères.
Quelques exemples, l’apparition de nouvelles méthodes de
procréation, le génie génétique nous interpellent
dans notre vie personnelle ou sociale. Peut-on tout faire ? Quelles sont
les limites acceptables ? Quels sont les risques pour l’individu
et pour l’Homme ? Qui doit décider, les scientifiques, les
médecins, des comités d’éthique, les politiques,
les citoyens ?
Le développement des technologies de communication et de traitement
de l’information (télématique, informatique, robotique,..),
la maîtrise des biotechnologies sont en train de modifier nos modes
de production et de consommation. Ils remettent en cause les principes
et les fondements de l’économie classique ; la notion de
travail se trouve transformée. Dans le même temps, ces nouveaux
moyens génèrent tout à la fois du temps libre pour
des loisirs et plusieurs millions de chômeurs. Quelle évolution
souhaitons nous pour demain ? Au service de qui ? Pour quoi faire?
Sortir les scientifiques
de leur tour d’ivoire
Face à ces enjeux, les savoirs scientifique, technique et médical
ne peuvent plus rester enfermés dans les laboratoires, ils doivent
être partagés par le plus grand nombre. Ces mutations nous
obligent à de profondes remises en cause, elles nécessitent
de nouveaux outils de pensée. Elles conduisent à envisager
de nouvelles valeurs et de nouveaux mécanismes de régulation
de la société.
C’est dans ce contexte, qu’il faut envisager un partage de
la culture scientifique. En effet, la culture scientifique par sa contribution
à l’évolution de nos visions du monde fait partie
intégrante de notre culture. Appelée à jouer un rôle
déterminant, elle devient une source d’invention et de créativité
pour les prochaines années. Elle peut offrir à chaque individu,
en plus du plaisir d’apprendre, les moyens d’une réflexion
éclairée sur les enjeux technologiques et l’évolution
sociale de demain. C’est de la démocratie même qu’il
s’agit. Aucune démocratie ne fonctionne véritablement
tant qu’il n’existe de débat sur le type de développement
souhaité. Or jusqu’à présent, ni les systèmes
et les méthodes de santé, ni les choix énergétiques
ou de consommation, ni les transports, ni les choix en matière
de naissance (contraception, procréation, ..), ou de mort (euthanasie),
ni les types de recherche à valoriser ne font, n’ont fait
l’objet de larges débats intégrant les grandes couches
de la population.
De plus, à défaut de culture scientifique, aucune discussion
ne prend sens actuellement, tant les sciences et les technologies sont
imbriquées dans les questions en jeu. Sur quel critères
décider ? Comment interpeller les experts ? Comment envisager les
retombées d’une industrie ? Comment réfléchir
aux implications nouvelles qu’engendre une recherche ? Les scientifiques,
les technocrates ne peuvent prétendre se substituer aux citoyens
sur de tels enjeux de société.
Pour réconcilier sciences et société
Toutefois la mise en place d’une culture scientifique et technique
suppose une modification fondamentale des rapports des individus aux sciences
et aux techniques. Pendant que les sciences et les techniques sont un
moteur puissant du développement économique et social, alors
qu’elles modifient de façon considérable notre vie
quotidienne, le fossé tend à se creuser entre les sciences,
les techniques et la société .
La majorité des individus continue à penser que ces disciplines
ne les concernent pas, qu’elles sont l’affaire des spécialistes.
De l’autre côté, les scientifiques, les ingénieurs,
les médecins, dans des domaines de plus en plus étroits,
doivent produire de plus en plus rapidement des savoirs partiels pour
rester compétitifs. Leur travail ne les pousse pas à s’interroger
sur le pourquoi ou le comment des conséquences de leurs études,
sur les implications de leur travail.
Les sciences et techniques deviennent alors l’objet de controverses.
Pris à partie, elles suscitent de nouvelles interrogations, soulèvent
des contradictions et font même émerger de l’angoisse.
Le développement de mouvements anti-science, la montée de
l’irrationnel et de l’intégrisme popularisée
par la télévision sont là pour en témoigner.
La réconciliation entre sciences et société, entre
culture classique et culture scientifique, représente ainsi un
des enjeux de notre temps. Encore faut-il que les chercheurs sortent de
leur tour d’ivoire.
Les scientifiques, les ingénieurs, les médecins ont à
ce titre une grande part de responsabilité, celle de dialoguer
avec le grand public. Au delà de leur propre spécialisation,
ils ne peuvent plus se contenter de penser ou d’agir de façon
sectorielle, il doivent se donner comme projet d’appréhender
les systèmes humains, environnementaux et culturels dans lesquels
ils évoluent dans toute leur complexité.
Tour à tour, ils devraient apparaître comme veilleurs de
tous les instants, donnant l’alerte et faisant de la prévention
pour la société qui les subventionne et comme prospecteurs
parce qu’ils ont à éclairer, repérer, évaluer
les possibilités et les risques encourus...
Sur ces plans, leur tâche essentielle n’est cependant pas
de délivrer des certitudes, mais d’expliciter les enjeux,
les options, les hypothèses et d’envisager les scénarios
possibles. Sous ces conditions, ils peuvent fournir les éléments
indispensables aux décideurs et aux simples citoyens pour se déterminer.
Une politique culturelle intégrée
Toutefois cette transformation des relations science-société
n’est pas seulement l’affaire des spécialistes . L’école
a toute sa place, à condition qu’elle sache se réformer
en profondeur. Lorsque l’on demande aux jeunes si les sciences les
intéressent à l’école, ils répondent
presque imman-quablement par la négative. Et de fait, il faut bien
l’avouer : en Europe, l’élève est fréquemment
dégoûté par les sciences à l’école,
sa curiosité diminue avec le niveau scolaire.
Les programmes, les méthodes, les cours de sciences ratent fréquemment
car ils ne prennent pas en compte suffisamment le plaisir qu’a le
jeune de découvrir. Certes, les sciences et les techniques ne sont
pas des sujets immédiatement porteurs comme le sport ou la musique
rock... Mais les sciences font peur, elles sont trop utilisées
uniquement comme éléments de sélection. De plus,
les choix pédagogiques actuels ont donné à ces approches
un abord plutôt rébarbatif, nécessitant de la mémorisation,
un vocabulaire abscons et moult formules mathématiques.
Dès lors, cet enseignement rend impossible le projet de faire acquérir
un optimum de savoirs au plus grand nombre, ainsi qu’une mise en
perspective de ces derniers. Bien plus, cet enseignement scientifique
trop rapidement abstrait, sans signification pour leur vie, menace la
qualité de la culture à faire acquérir. Heureusement,
de nombreux enseignants ont pris le problème à bras le corps,
nombre d’innovations sont en cours et leurs résultats spectaculaires.
Mais l’école aujourd’hui n’est plus l’unique
lieu d’appropriation des savoirs. La mise en place d’une culture
nécessite la mobilisation de toute la communauté. Les médias,
et notamment la presse et la télévision, ont toute leur
place, à condition que ces dernières ne se limitent plus
à l’événementiel et au spectaculaire.
Des musées, des Cités du savoir, de nouvelles associations
de partage du savoir sont à créer, ils ont également
un rôle irremplaçable. Ces lieux ne sont pas là pour
faire élaborer les connaissances à la place des individus,
leur challenge est de mettre ceux-ci en situation de s’interroger
et de comprendre.
Par ailleurs, une approche intégrée (école et médias)
des sciences et des technologies est à mettre en place . L’enjeu
n’est plus une “science devenue culture”, mais l’apport
des sciences à l’émergence d’une nouvelle culture
partagée. Encore faut-il que les stratégies d’éducation
et de médiation scientifiques soient porteuses de sens pour les
individus ; et pour cela qu’elles partent des questions, des besoins,
des démarches des individus, et non l’inverse. Les interrogations
des élèves ou les conceptions du public ne sont pas des
ignorances à combler, elles sont des passages obligés.
Qu’entend-t-on par culture scientifique et technique ?
Il nous faut nous interroger sur la place et la nature d’une culture
scientifique dans la société actuelle, sur le “futur
intelligent" comme disent nos collègues québécois
auquel elle peut contribuer. Malheureusement, le mot culture est un mot-valise
que l'on apprête à toutes les sauces.
Actuellement, cette dernière reste largement envisagée sous
un mode élitaire, même par les scientifiques et les médiateurs
les mieux intentionnés. C'est celle des “oeuvres” reconnues
(savants, grands concepts,..) ou des liaisons avec les cultures établies
(littérature, arts,..). Or la culture de notre temps est nécessairement
plurielle. Elle doit être dépendante, sinon motrice, des
grandes mutations de nos sociétés.
A l’heure du complexe, de l’aléatoire, des problèmes
multiples liés à la crise, et face aux nouvelles menaces
démographique, d’environnement, une culture scientifique
peut être pensée autrement. D’abord, elle se doit de
réduire l'écart entre les nouvelles conditions d’existence
introduites par les transformations scientifiques et le niveau des populations,
en enrichissant le savoir de chacun. Tout savoir est une diminution des
dépendances, à commencer par celles de l’usage ou
de la maintenance des objets du quotidien.
Une telle culture commence quand on interpelle les certitudes ou les évidences.
Elle doit fournir l’envie de chercher, la curiosité d’aller
au delà de l’évident et du familier. Elle développe
un esprit critique et une confiance en soi, elle apprend à douter
à travers un questionnement opératoire, etc..
Ensuite, elle comporte l’appropriation de démarches : la
démarche expérimentale certes, mais pas seulement. L’approche
systémique, la pragmatique, la maîtrise de l’information
et la modélisation font désormais partie intégrante
d’une culture de base.
Cette culture doit fournir également de nouveaux repères
(des concepts organisateurs) pour permettre de situer et de faire des
liens entre les multiples informations. On dépasse ainsi un savoir
« en miettes ». Elle fournit alors les éléments
d’une pensée commune pour pouvoir partager et de la matière
pour inventer de nouveaux possibles pour « sortir » des impasses
actuelles.
Enfin cette culture ne peut être en aucun cas le produit d’un
enseignement ou d’une médiatisation des sciences ou des techniques
pour elles-mêmes. Ces dernières se doivent de proposer en
premier un « regard » sur le monde et la société
qui nous entoure.
Un savoir sur les savoirs est également un « passage obligé
» pour situer et mettre en perspective sciences, techniques, éthique
et société. L’apport de l’épistémologie,
de l’histoire des sciences et des idées, de l’anthropologie
et de la sociologie est indispensable.
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