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Enseigner
n'est pas apprendre...
Lundi 26 mai 2003, par Yannick Bruxelle
A. GIORDAN est venu faire une conférence à l’Espace
Mendès France à Poitiers, le 9 novembre 1995
L’école n’est pas seulement pauvre en moyens ou en
personnels, elle est d’abord indigente en idées pédagogiques.
Rien d’étonnant que le savoir "passe si mal". A
l’approche du XXIème siècle, il faut bien se rendre
à l’évidence que l’organisation des études
repose encore sur un nombre très limité de présupposés.
Quand on s’intéresse de près aux pratiques en place,
on constate que la grande majorité des enseignants ont encore pour
idée qu’il suffit de "faire son cours" pour que
les élèves apprennent. En d’autres terme ils pensent
qu’il suffit de "dire", de "montrer" ; éventuellement
pour les pédagogies dites "nouvelles", de "faire
faire", ce qui revient pratiquement au même.
Dans le même temps, les décideurs en matière de programme
envisagent toujours le savoir par morceaux accumulables. Ne continue-t-on
pas à découper avec aplomb les études en cycles -peu
importe lesquels- les programmes en disciplines largement dépassées,
les disciplines en chapitres, et l’emploi du temps en... tranches
horaires ?
Enfin, troisième principe hérité du XIXème
siècle, quand l’élève ne comprend pas, le maître
suppose se faire comprendre en répétant les mêmes
éléments pratiquement dans le même ordre : et si cela
ne suffit pas, l’enseignant (et le système éducatif
avec lui) envisage toujours de lui faire redoubler la classe.
Pourtant, depuis une vingtaine d’années, nos travaux de didactique,
confirmés en cela par les études de psychologie génétique
et cognitive, montrent que l’acte d’apprendre est infiniment
plus complexe. Enseigner n’est pas apprendre. Bien au contraire,
l’enseignement peut empêcher de comprendre ou de mémoriser
pour toutes sortes de raisons. Pire, il peut encore ennuyer, démotiver
et bloquer l’élève pour un temps très long.
Sur ce plan, les conclusions des recherches en cours sont irrécusables
: l’organisation de la pensée et l’apprentissage d’un
savoir procèdent uniquement de l’activité mentale
de l’apprenant. On ne peut transmettre des connaissances comme on
transvaserait des contenus d’un récipient dans un autre,
ou comme on transférerait un objet d’un acheteur à
un autre.
Mieux encore, nos dernières études bien connues sous le
vocable d’apprentissage allostérique, montrent que l’apprenant
apprend au travers de ce qu’il est, et à partir de ce qu’il
connaît déjà. Avant tout enseignement, ce dernier
possède une foule de questions, d’idées, et de façons
de raisonner sur la société, l’école, les savoirs,
l’environnement et l’univers, et tous ces éléments
orientent son approche. Ces conceptions , - comme nous les appelons- ,
ont une certaine stabilité : l’appropriation d’une
connaissance, et l’acquisition d’une démarche en dépendent.
Si ce système d’enseignement n’en tient pas compte,
ces conceptions se maintiennent, et les connaissances enseignées
glissent à la surface des apprenants sans même les concerner
ou les imprégner.
Ainsi, apprendre, c’est autantévacuer des savoirs peu adéquats,
que s’en approprier d’autres
C’est le résultat d’un processus de transformation
de questions, d’idées initiales, de façons de raisonner
habituelles où l’apprenant ne retient que ce qui le touche
ou l’accroche.
Un environnement didactique
L’enseignement n’est pas quelque chose de simple ou d’évident,
car seul l’apprenant comprend, apprend, mobilise le savoir, et...personne
ne peut le faire à sa place. C’est même un leurre de
croire qu’il existe une bonne méthode valable pour tous les
apprenants et tous les moments. En fait, toute appropriation de savoir
procède d’une activité d’élaboration
réalisée par un apprenant qui confronte les informations
nouvelles et ses connaissances mobilisées, et qui produit de nouvelles
significations plus aptes à répondre aux interrogations
qu’il se pose. Ce processus ne peut être favorisé qu’indirectement
par ce que nous appelons un environnement didactique facilitateur. Un
avoir ne se substitue aux présupposés de l’élève
que si ce dernier y trouve du sens et apprend à le faire fonctionner.
Pour cela, il doit se trouver confronté à des situations
qui l’interpellent, à des informations qui l’aident
à penser.
Voilà le paradoxe que l’école a aujourd’hui
à gérer. Elle doit, tout à la fois, favoriser les
conditions d’une autodidaxie, et en même temps permettre à
l’apprenant de se confronter à des contextes porteurs de
sens où l’enseignant intervient comme interface entre les
savoirs et l’apprenant. Comment créer au plus vite les conditions
d’un auto-apprentissage ? En réduisant sûrement le
nombre d’heures où l’élève reste passif.
Par contre, l’école peut favoriser les activités d’investigation,
d’élaboration, de production par les élèves
eux-mêmes. Grâce à des lieux de documentation, des
multimédias, des ateliers, des travaux de groupe, des exercices
de simulation, ou encore par l’approche de situations réelles,
les élèves peuvent gérer nombre d’apprentissages
directement. Des pédagogies de projet, des actions sur le local,
des contrats peuvent être développés : des moments
de mise en perspective des savoirs ou de mobilisation, peuvent être
introduits, etc... Dans le même temps, l’école peut
faire une place à l’auto-enseignement, par l’introduction
de réseaux de savoirs entre les élèves. Transmettre
un savoir, c’est également un moyen performant pour l’appréhender.
Promouvoir le changement
Toutefois, il ne suffit pas d’avoir identifié les causes
des dysfonction-nements,ou de proposer de nouveaux programmes pour les
"faire passer". Encore faut-il élaborer des stratégies
de changement si l’on veut ne pas voir les recommandations rester
lettre morte. On ne change pas un système éducatif par des
injonctions, ministérielles ou pas, encore moins par décret.
Il s’agit d’abord d’identifier les obstacles aux changements,
de voir à quel ordre ils appartiennent. Les entraves sont nombreuses
: avantages acquis, habitudes de vie, gestion administrative, réglementations
de tout ordre, images de la classe ou de l’enseignant, etc. Ensuite,
il s’agit de s’employer à rechercher les diverses compensations
à même de satisfaire chaque intérêt particulier
afin de leur permettre d’accepter les changements. Enfin, il s’agit
surtout de trouver des leviers. parmi ces derniers, une véritable
transformation des enseignants s’avère prioritaire. De même,
les recherches sur l’apprendre sont à développer :
on connaît mal de façon détaillée tout ce qui
peut faciliter l’appropriation, à commencer par les situations
qui concernent les élèves ou les arguments qui interfèrent
avec leurs conceptions et les font évoluer.
Il faut ajouter que nos décideurs n’ont jamais imaginé
que la recherche didactique pouvait être utile. Nombre de députés
ne savent même pas qu’elle existe...alors qu’on ne conçoit
plus la moindre machine à laver sans un minimum de recherches.
Actuellement, en Europe, le budget des recherches sur les savoirs, toutes
disciplines confondues, représente seulement un pour dix mille
du budget total de la recherche !
Pour en savoir plus sur l’environnement didactique
résultant des nouvelles idées sur apprendre, lire A. GIORDAN
et G. DE VECCHI, Les origines du savoir. DELACHAUX, Neuchâtel, 1987
; et G. DE VECCHI et A ; GIORDAN ; L’enseignement scientifique,
comment faire pour que "ça marche" ? Z’Editions,
1989.
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