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Interview
Sciences et Vie Mars 2005
André Giordan par Philippe Testard-Vaillant
PTV.- André Giordan, vous avez été un scientifique
renommé ; or vous avez quitté la recherche fondamentale
pour développer la recherche en épistémologie et
en didactique des sciences. Vous êtes toujours très «
dur » avec les enseignants de sciences.
AG. – Non ! pas avec les enseignants… il y a de nombreux enseignants
qui tentent de limiter les dégâts, mieux qui passionnent
les élèves… mais je dénonce l’enseignement
des sciences tel qu’il est pratiqué en général.
De toute façon, les « chiffres » le confirment…
Depuis 1996, le nombre d’étudiants français s’inscrivant
dans une faculté de science a chuté de près de 13%
par an. La physique paraît la plus durement frappée (Nature
vol. 401, 21/10/99). Au delà des conséquences pour l’industrie
et la recherche, il sera très difficile de renouveler les enseignants
de sciences partant à la retraite. Au Japon, le nombre de jeunes
chercheurs dans les disciplines scientifiques est passé de 11,6%
en 1977 à 4,5% en 1995 et de graves problèmes de recrutement
sont également annoncés (Nature vol. 391 1/01/98). Et le
phénomène continue à s’amplifier. A l’université
de Genève, on observe une baisse déclarée de plus
de 10 % des étudiants, avec des pics de 20 % en physique et en
math, pendant que d’autres facultés doublaient presque leurs
effectifs (statistiques de l’université de Genève,
ET_212.pdf, 2003).
PTV.- Comment expliquez-vous un tel phénomène ? Cette perte
d’intérêt pour les contenus scientifiques chez les
jeunes ne peut pas ne pas vous interroger ?
AG. – La majorité d’entre eux disent « s’ennuyer
vraiment » dans les cours à l’école. Nombre
d’heures leur paraissent «rébarbatives», car
trop «abstraites». Parfois même, ils les qualifient
de «rebutantes», voire « imbuvables ». A nul moment,
ils disent trouver de réponse à leurs questions. Au contraire,
ils se sentent face de situations très «formelles»,
«conventionnelles», «artificielles car les enseignants
ont déjà la réponse» ! En fait, elles ne font
pas sens pour eux (évaluation LDES, 2003). Pire, certains disent
se sentir “exclus” des études ou de la profession qu’ils
auraient voulu choisir, à cause de ces sciences . Elles ne sont
perçues que comme «un cruel outil de sélection»…
PTV.- Cela est-il valable pour toutes les disciplines ?
AG. – Au cours de la consultation des lycées réalisée
sous la direction de Phillipe Mérieux en 1998, un palmarès
de défaveur a été établi par les lycéens
: la physique est médaille d‘or, la chimie et les maths sont
sur le podium…. Plus loin et cela est nouveau, la biologie n’apparaît
plus non plus comme une discipline aimée…
PTV.- La physique vous semble la plus touchée. Pourtant même
si vous êtes un physiologiste, vous avez toujours été
très passionnée par la physique. Que reprochez-vous à
l’enseignement de la physique ?
AG. – Les programmes sont totalement à revoir… On enseigne
des formules pour faire résoudre des problèmes. Tout est
affaire d’algorythmes, pas de réflexion, il s’agit
de retrouver rapidement un raisonnement automatique. On enseigne pas la
compréhension des phénomènes, d’une part. D’autre
part, on limite son contenu à la physique d’avant 1905 !
Dès lors, on ne propose aucune perspective contemporaine sur le
monde.
PTV.- Ne croyiez-vous pas qu’il s’agit là d’une
physique trop compliquée, demandant des outils mathématiques
auxquels les élèves ne peuvent accéder ?
AG. – Vous avez totalement raison… mais ce faisant, on prive
nos jeunes d’un autre regard sur le monde. Il est exact que pour
entrer dans cette physique, il faut un niveau d’abstraction très
élevé. Mais cela n’empêche pas d’expliquer
de quoi il retourne. De quoi il est question ? Qu’est ce que cela
change dans les « têtes » ? Quels sont ses enjeux ?
Quelles sont les applications dans la vie de tous les jours ? La physique
contemporaine fournit un autre regard sur le monde. On en prive nos jeunes
!
PTV.- Pourriez-vous précisez ?
AG. – Pour le scientifique positiviste, les données de la
réalité –les faits- s’imposent à l’observateur.
Avec les théories de la relativité et au travers de la physique
quantique, le consensus devient tout autre. Les données ne peuvent
être totalement objectives, l’observateur a une influence
déterminante sur ce qu’il prétend observer, elles
sont toujours contextualisées. Non seulement parce que le chercheur
perturbe les phénomènes qu’il observe, mais surtout
parce qu’il observe au travers des outils qu’il se donne,
notamment ses outils intellectuels.
Einstein n’écrit-il pas : « c’est une erreur
de croire que nous élaborons les théories sur la base des
observations, c’est plutôt la théorie qui détermine
ce qu’on peut observer ». Aujourd’hui, on peut aller
plus loin ; nous ne percevons pas « la » réalité
mais des réalités parmi d’autres. De nombreux filtres
s’interposent entre la « supposée » réalité
et nos constructions scientifiques. En tant que chercheur, il nous faut
en permanence nous questionner sur ce qu’on est en train d’observer
et en retour s’interroger sur la pertinence de sa propre connaissance.
Enseigner ces réflexions sur la démarche scientifique est
devenu fondamental. C’est apprendre à nos jeunes «
à changer de lunettes ». Cela n’a rien de négligeable
au quotidien. Nous butons en permanence sur des problèmes parce
que nous nous enfermons sur une seule lecture limitante de la réalité.
PTV.- Bien sûr c’est considérable. Est-ce le seul apport
de la physique contemporaine.
AG. – Non ! ses apports sont multiples et géniaux pour la
pensée... la physique post-1905 nous fait rencontrer un autre monde,
celui des particules dont les propriétés n’ont aucun
rapport avec celles des objets sensibles. Par exemple, on ne peut plus
mesurer au même moment la position et la vitesse d’une particule.
Surtout que nos repères de base, ceux qui nous semblaient immuables
sont à reconsidérer en totalité. Le temps, l’espace
deviennent relatif ; l’espace apparaît courbe , le temps ne
s’écoule plus de façon régulière. Schématiquement
il varie en fonction de la vitesse ou de la quantité de phénomènes
! La matière peut ne pas avoir de masse ! Les particules-«
fille » ne sont pas des morceaux des particules-« mère
» mais possèdent d’autres propriétés.
Le vide n’est pas vide ; mieux il peut ne pas être vide, il
est créateur malgré lui de particules-« fantômes
» éphémères dont l’effet global est bien
réel ! De même, quelque chose peut être en même
temps autre chose : une particule peut être « matérialisée
» par une onde ! Etc… (qqch comme :) Le tout, encore une fois,
dans des conditions très éloignées du monde sensible..
mais (et la suite)
Pourtant cet infiniment petit nous permet de comprendre l’infiniment
grand, l’univers. Comment ne pas s’interroger ensuite sur
nos cadres de références ?.. Ainsi, cette physique nous
libère ; elle nous sert des relations totalement inattendues. On
peut mettre en relation la matière et l’énergie avec
la célèbre formule E= MC2. La relation entre l’énergie
et la masse : le carré de la vitesse de la lumière ! Surprenant
non !
On comprend encore que le temps n’existe pas sans espace ou que
l’espace est influencé par la matière… Et par
dessus tout, rien n’est jamais certain, l’incertitude devient
un passable obligé de la pensée. Pourtant cet incertain
n’est en aucun cas paralysant. Bien au contraire, il nous permet
des prévisions… statistiques. Si tout cela ne change rien
à notre façon de penser le monde !
PTV.- Vous restez cependant totalement optimiste…
AG. – Ne vous insurgez-vous pas contre le fait que tous ces savoirs
ne soient pas à disposition des citoyens, pour certains cent ans
après… Cette physique a transformé radicalement notre
monde et elle continue : de la bombe atomique à la carte à
puce. Elle a renouvelé largement notre regard sur le monde ; or
le jeune, l’individu lamda en reste exclu.
Il n’est pas trop tard pour l’introduire à l’école
ou par le biais des médias ou des expositions. Bien sûr,
cela implique de penser l’enseignement ou la médiation autrement.
Quand il n’est pas possible d’en faire saisir toute la complexité,
on peut toujours permettre de comprendre et les phénomènes,
et les retombées. Peu de physiciens s’y sont coltinés
par peur d’être critiqués pour cause d’approximations.
Les biologistes prennent en permanence ce risque. Nous leur lançons
un appel vibrant pour qu’ils s’y collent. C’est de citoyenneté
dont il s’agit... Nous sommes prêts à mettre à
leur disposition nos outils épistémologiques et didactiques
pour faire émerger des métaphores pertinentes…
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