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une science inscrite dans une culture
Nous avons de moins en moins d’étudiants en sciences, se
lamentent les professeurs d’université, et la physique est
la plus sinistrée. Partout en Europe, c’est le même
bilan, les élèves du secondaire se détournent des
disciplines scientifiques, le nombre d’étudiants en sciences
« dures » est en chute libre. En Allemagne, diminution de
moitié des inscriptions en physique en dix ans, en France, moins
12 % chaque année depuis 1996. En Grande-Bretagne, la situation
devient franchement alarmante et le renouvellement des chercheurs n’est
plus assuré.
Pourtant, les jeunes enfants aiment les sciences et sont enthousiastes.
Observons le succès des activités de découverte extrascolaires
et autres fêtes de la science... Que se passe-t-il ensuite ? Si
l’on en croit les enquêtes réalisées en Europe,
les sciences font aujourd’hui partie des matières scolaires
les moins appréciées. En ne répondant pas à
leurs questions, en traitant les sujets de manière abstraite, cet
enseignement provoque le désintérêt des jeunes. Plus
grave encore, l’éducation scientifique fabrique de l’exclusion
; de nombreux adolescents et jeunes adultes ne voient en elle qu’un
facteur de sélection scolaire par l’échec.
L’école ne peut certes pas tout expliquer à elle seule.
Elle vit les conséquences d’un mouvement plus général.
La méfiance est courante depuis Tchernobyl, Bhopal, le sang contaminé,
la vache folle... Il y a aussi cette ambiguïté : les sciences,
sources de progrès autant que de chômage ou de terreurs,
et les scientifiques, sauf rares exceptions, animés tant par la
volonté de partager le savoir que par des velléités
de domination. Les sciences se sont elles-mêmes isolées,
coupées de la société et de la culture, expulsées
des débats publics, marginalisées dans les médias.
La première partie du dossier s’attache donc à préciser
comment « mettre la science en culture » dans un monde déconcertant,
retrouver l’enthousiasme des Encyclopédistes, remettre en
route la pensée face à tout ce qui s’y oppose. Vaincre
notre peur de la complexité, comme citoyens et comme enseignants,
pour que la force des choses ne l’emporte pas sur les choix des
hommes, comme le dit bien Jean-Marc Lévy-Leblond.
S’agit-il alors de changer à la fois le contenu des cours
- le sacro-saint programme - et la manière de le transmettre ?
Certains plaident pour l’expérimentation, d’autres
pour le projet, le jeu, l’histoire, les liens entre science et société,
le recours aux techniques de l’information et de la communication
ou encore l’intervention directe des chercheurs dans les classes...
Presque tous, comme on le voit dans la deuxième partie du dossier,
s’accordent sur l’importance de la démarche expérimentale.
Mais si le recours à l’expérience semble indispensable,
les recherches en didactique en montrent les limites, à cause d’une
dérive importante : on confond souvent activité et apprentissage.
L’apprendre implique que l’élève ne soit pas
seulement « actif » (avec ses mains) mais aussi « auteur
» (avec sa tête) ! Souvent, on risque le frontal indirect...
Sera évoquée ici bien sûr la célèbre
Main à la pâte : bilan après dix ans de fonctionnement,
et quelques critiques de ce que certains nomment son hégémonie.
Surtout, l’important est de partir des élèves (ce
qu’ils sont, ce qu’ils savent, ce qu’ils croient savoir,
ce qu’ils ignorent) : l’analyse de leurs conceptions permet
de prendre conscience des obstacles qui empêchent l’élaboration
des savoirs. Toutefois, il s’agit de ne pas en rester là...
Il faut mettre en scène un environnement didactique complexe pour
accompagner l’élève. C’est pour cette raison
que l’on tend, de plus en plus, à le faire entrer dans des
démarches de recherches en le plaçant face à des
situations qui tout à la fois nourrissent et contredisent ses conceptions.
La maternelle et l’école primaire ont bien avancé
en ce domaine. Le collège, où le poids des programmes et
des habitudes est fort, reste en retard.
Rien d’évident, certes, dans l’apprentissage du raisonnement
scientifique. Beaucoup reste à faire, en particulier pour la formation
des enseignants. Une voie prometteuse est celle des liens avec les «
lieux de sciences » : médiateurs et chercheurs multiplient
les innovations dans les musées, les expos, les semaines ou Nuits
de la Science, les interventions dans les établissements ou le
partenariat autour de projets qui emmènent les élèves
hors de la classe, y compris par Internet. Ceux qui s’investissent
dans ces actions partagent un même sentiment d’urgence : au
moment où les sciences influencent grandement la société,
il est impératif d’œuvrer collectivement afin de reprendre
le dialogue entre scientifiques et futurs citoyens.
Reste une autre question fondamentale, seulement entrouverte dans ce dossier.
C’est celle du « quoi enseigner » auquel nous accolons
« le pourquoi ? ». La réflexion ne peut s’arrêter
à la mise au point de méthodes « nouvelles ».
Actuellement les contenus restent autocentrés ; ils ont été
définis de façon corporatiste à l’intérieur
du « petit monde » des scientifiques. Ils se déclinent
en physique, chimie, biologie, décomposés eux-mêmes
en optique, thermodynamique, mécanique, etc. Celui des jeunes est
tout autre, il est : environnement, pollution, technologie, médecine,
clonage, manipulation génétique, santé, histoire
de l’univers, développement durable, éthique.
Ne faudrait-il pas se poser autrement - à l’intérieur
de la famille scientifique, mais pas seulement - la question des contenus
? De quels savoirs les jeunes doivent-ils disposer pour aborder un monde
complexe, aléatoire, incertain ? Et comment les sciences peuvent-elles
y contribuer ? Des pans entiers de savoirs devenus indispensables comme
l’analyse systémique, la pragmatique ou le concept d’organisation
sont absents de l’école... C’est le sens même
de l’enseignement des sciences qui est en jeu.
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