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      Faut-il 
        supprimer les sciences à l’école ? 
       
        Puisque votre revue me demande « faut-il supprimer les sciences 
        ? », je répondrais : oui !... Oui ! sans hésiter. 
        Oui !.. si nous ne changeons pas rapidement l’approche des sciences, 
        notamment au secondaire... Et je répondrais ainsi… en tant 
        que scientifique « pur et dur » -je fus dans une première 
        vie : spécialiste d’endocrinologie et de neurophysiologie- 
        et en tant qu’épistémologue des sciences… Bien 
        sûr, une telle réponse va choquer mes collègues enseignants, 
        surtout ceux qui réalisent nombre d’innovations motivantes 
        ou ceux qui au quotidien tentent de faire le programme au mieux avec le 
        plus de sérieux possible. Je m’en excuse par avance auprès 
        d’eux. Si j’avance une telle réponse, ce n’est 
        pas pour les provoquer ou les offenser, ce n’est pas non plus pour 
        « casser du prof » comme le font parfois les politiques ou 
        les journaux ; c’est au nom de la jeune génération. 
        Non seulement nous leur apprenons pas grand chose en sciences, en tout 
        cas pas l’essentiel ; mais surtout nous les en dégoûtons… 
        Mon jugement très direct, peut être trop (!), est le fruit 
        d’un ensemble d’évaluations de cet enseignement. En 
        effet que reste-t-il chez les jeunes, y compris chez ceux qui ont réussi 
        une scolarité débouchant sur une maturité ?.. Qu’ont-ils 
        réellement appris ? En termes de connaissances bien sûr, 
        mais également en termes de démarches ou d’esprit 
        scientifique ? Qu’en font-ils ensuite sur un plan personnel, professionnel 
        ou sur un plan citoyen, face aux enjeux de notre société. 
        Chaque année, nous organisons à l’université 
        des tests sur le niveau des étudiants en sciences, deux ans après 
        la maturité. Les résultats ne laissent aucune place au doute 
        ; en tout cas, ils nous interrogent fortement. Prenons l’ADN en 
        biologie, un sujet largement enseigné et fortement médiatisé. 
        Deux à trois ans après la maturité, on constate qu’ils 
        n’ont retenu qu’une vague image de double hélice. Ce 
        « peu » de savoir n’est pas opératoire, les confusions 
        sont multiples entre gènes, chromosomes et ADN, de même que 
        les liens avec la fabrication des protéines sont peu évidents 
        (voir schémas ci-joints).  
        Evaluation portant sur qu’est ce qu’un gène ? (étudiants 
        uni. de Genève) 
        En physique, ils se souviennent de quelques formules, de même qu’en 
        chimie. Toutefois leur signification, leur domaine d’application 
        leur est largement inconnu. Ainsi il leur est difficile de distinguer 
        : force, énergie, travail et puissance. Et les obstacles sont partout, 
        à commencer dans les niveaux d’organisation de la matière. 
        Il n’est pas rare de trouver des cellules dans les atomes ou ces 
        derniers dans ls particules élémentaires !  
        A la limite, ces questions de connaissances ne sont pas les plus graves. 
        Ce qui chagrine en premier est surtout le sentiment d’ennui et de 
        désintérêt qui ressort de leurs entretiens. L’enseignement 
        des sciences tel qu’il leur a été pratiqué 
        décourage, voire dégoûte la plupart des jeunes. Nombre 
        d’heures de cours sont jugées comme « rébarbatives 
        », voire « imbuvables »… L’acquisition d’une 
        démarche proprement scientifique est évacuée au profit 
        de l’apprentissage de définitions et de procédés 
        standards . Ils disent y apprendre « des formules toutes faites 
        » au détriment d’une réflexion personnelle. 
        Ils y accumulent des « sommes des détails, mais… on 
        ne comprend rien » .  
        Bref, l’enseignement est jugé « trop obscur » 
        : c’est une « science coupée du réel » 
        et qui n'introduit pas aux « modes de pensée pour affronter 
        le monde de demain ». « On n’y apprend pas les repères 
        pour notre époque». Dès lors, la démotivation 
        s’installe et… les mêmes erreurs se perpétuent 
        de la maternelle à l’université.  
        Plus grave encore, l’éducation scientifique est jugée 
        comme une fabrique d’exclusions : de nombreux adolescents et jeunes 
        adultes ne voient en elle qu’un facteur de sélection scolaire, 
        par l’échec, au même titre que les mathématiques.Des 
        étudiants en chute libre 
        Rien d’étonnant alors que le nombre d’étudiants 
        dans les branches scientifiques soit partout en diminution. Et pas seulement 
        en Suisse… La physique devient la branche la plus sinistrée 
        : en Allemagne, on constat une diminution de moitié des inscriptions 
        en physique en 10 ans, en France, moins 12% chaque année. En Grande-Bretagne, 
        la situation devient franchement alarmante et le renouvellement des chercheurs 
        n’est plus assuré. 
        Pourtant, les très jeunes enfants aiment les sciences et sont enthousiastes. 
        Observons le succès des activités de découverte extra-scolaires 
        et autres fêtes comme les « miniU », les miniLabs, les 
        « Nuits de la science » à Genève, l’Espace 
        des inventions à Lausanne… Que se passe-t-il ensuite ? Les 
        enquêtes, réalisées en Europe, montrent que les sciences 
        font aujourd’hui partie des matières scolaires les moins 
        appréciées. L’école ne peut certes pas tout 
        expliquer à elle seule. Elle vit les conséquences d’un 
        mouvement plus général. La science ne fait plus rêver 
        ; les icônes populaires ne sont plus Einstein ou Pasteur . La croyance 
        dans un lien indéfectible entre progrès scientifique et 
        progrès humain s’est effondrée. Les découvertes, 
        notamment dans le domaine des biotechnologies et de la médecine, 
        continuent au même rythme que dans la seconde moitié du XXè 
        siècle, toutefois le sentiment qu’elles améliorent 
        la vie des gens et les protègent de la nature et des catastrophes 
        recule.  
        Aujourd’hui, les sciences semblent d’abord servir une certaine 
        forme d’économie de profits ; les arguments en leur faveur 
        sont fortement entachés de compétitivité industrielle 
        aveugle dans une économie de marché mondialisée. 
        Ces opinions défavorables sont particulièrement présentes 
        dans le domaine de la physique et de la chimie, et très souvent 
        associées aux grandes catastrophes récentes : Tchernobyl, 
        Bophal, le sang contaminé, la vache folle, l’amiante, etc… 
         
        En Suisse, l’image de la science pour la majeure partie de la population 
        devient totalement paradoxale. Les sciences sont autant considérées 
        comme sources de progrès que de chômage ou de terreurs, et 
        les scientifiques, sauf rares exceptions, animés tant par la volonté 
        de partager le savoir que par des velléités de domination. 
        De fait, la neutralité et l’indépendance des chercheurs 
        sont fortement remises en cause. Il est vrai qu’au cours de ces 
        trente dernières années, les scientifiques –sauf exceptions 
        notables- se sont eux-mêmes isolés ; marginalisés 
        par les médias , ils se sont coupés de la société 
        et de la culture. Le retour des superstitions, la recherche d’explications 
        simples et rassurantes face à la complexité du monde sont 
        le pendant du recul de la force explicative de la science et de l’adhésion 
        collective à ses travaux. Cette absence de réflexion et 
        de débat au sein de la communauté scientifique a favorisé 
        le développement de l’irrationalité .  
        Des solutions sont possibles 
        A partir de ce constat, peut-être trop sévère mais 
        bien réel, que pourrait-on faire pour que l'enseignement scientifique 
        réponde mieux à ses objectifs : transmettre à la 
        fois des savoirs et de la culture et permettre de former des citoyens 
        éclairés ? Certes, il ne peut y avoir de remède miracle, 
        cela se saurait… Toutefois rien n’est perdu, notamment si 
        l’on travaille de concert et de façon croisée dans 
        plusieurs directions. D’abord, il s’agit de tenter de changer 
        la manière de transmettre. Certains enseignants plaident pour une 
        place plus grande à l’expérimentation, d’autres 
        pour le projet, le défi, le jeu, l’histoire, les liens entre 
        science et société, le recours aux techniques de l’information 
        et de la communication (les fameuses TIC) ou encore l’intervention 
        directe de chercheurs dans les classes… Presque tous s’accordent 
        sur l’importance de la démarche expérimentale, notamment 
        au travers de l’expérience de la Main à la pâte 
        ou de son prolongement romand Penser avec les mains, une approche que 
        les anglo-saxons privilégient depuis une trentaine d’années 
        avec la pédagogie des “hands on”.  
        Nous ne voudrions pas freiner les enthousiasmes ! Le recours à 
        l’expérience semble indispensable, mais nos recherches en 
        didactique montrent les limites de l’expérimentation seule. 
        De plus, une dérive importante peut exister : on confond souvent 
        activité et apprentissage. Apprendre des sciences implique que 
        l’élève ne soit pas seulement « actif » 
        (avec ses mains) mais aussi « auteur » (avec sa tête) 
        ! De plus, seul l'élève peut apprendre ; lorsqu'on ne prend 
        pas en compte les conceptions des apprenants, celles-ci persistent et 
        même peuvent se renforcer. Il lui faut élaborer un nouveau 
        savoir mais aussi, en même temps, déconstruire celui qu’il 
        maîtrisait déjà. 
        Il apparaît donc important de partir des élèves (ce 
        qu'ils sont, ce qu'ils savent, ce qu'ils croient savoir, ce qu'ils ignorent). 
        L'analyse de ces conceptions permet surtout de prendre conscience des 
        obstacles qui empêchent l’élaboration des savoirs. 
        Seulement partir des élèves ne veut pas dire y rester !.. 
        Bien au contraire, le rôle de l’enseignant reste capital, 
        quoique indirect. Un environnement didactique complexe mis à sa 
        disposition par l’enseignant ou l’équipe d’enseignants 
        est le seul à même de pouvoir le motiver, l’interpeller 
        et l’accompagner. 
        C'est pour cette raison que l'on tend, de plus en plus, à faire 
        entrer les élèves dans des démarches d’investigations, 
        en les plaçant face à des situations qui tout à la 
        fois nourrissent et contredisent leurs conceptions. Cela n’empêche 
        en aucune manière des moments de structuration ou de présentation 
        par l’enseignant lui-même. Les élèves ne peuvent 
        tout (re)construire par eux-mêmes ; découvrir en permanence 
        serait également un non-sens par perte de temps et par distance 
        avec l’approche scientifique. Le travail sur « la littérature 
        » prend au moins 80% du temps chez un chercheur. De plus, l’enseignant 
        peut faire partager directement un intérêt ou une passion, 
        il peut être un repère permanent.  
        Beaucoup reste à faire à ce niveau... Apprendre des sciences 
        est un processus complexe et paradoxal sur tous les plans ; une seule 
        méthode reste trop réductrice, l’enseignant doit pouvoir 
        jongler avec plusieurs. La formation des enseignants est ainsi à 
        (re)penser. Apprendre, ce n'est jamais ajouter des faits supplémentaires 
        comme le pensait l’école du XIXème siècle ; 
        apprendre des sciences, c'est changer de regard sur le monde.  
        Quels contenus ? 
        Au préalable, ce qui apparaît prioritaire est de réfléchir 
        rapidement sur les contenus et donc les programmes de l’enseignement. 
        Quelques propositions peuvent être avancées qui mériteraient 
        d’être discutées le plus largement possible. Actuellement 
        les curriculums en usage dans les Cantons restent autocentrés ; 
        ils ont été définis de façon corporatiste 
        à l’intérieur du « petit monde » des scientifiques. 
        Ils se déclinent en chimie, biologie, physique, décomposée 
        elle-même en optique, thermodynamique, mécanique, etc.. Celui 
        des jeunes est tout autre, il est : environnement, pollution, nouvelles 
        technologies, clonage, manipulation génétique, santé, 
        histoire de l’univers, développement durable, éthique,.. 
         
        Aussi faudrait-il se poser sérieusement et autrement -à 
        l’intérieur de la famille des scientifiques, mais pas seulement- 
        la question des contenus. De quels savoirs, le jeune doit pouvoir disposer 
        pour aborder un monde complexe, aléatoire, incertain ? Et comment 
        les sciences et les technologies –que l’on oublie totalement 
        en Suisse- peuvent-elles y contribuer ? Des pans entiers de savoirs devenus 
        indispensables comme l’analyse systémique, la pragmatique 
        ou comme les concepts d’organisation, de régulation s’avèrent 
        alors absents de l’école… C’est le sens même 
        de l’enseignement des sciences qui est en jeu. 
        Ensuite, ne faudrait-il pas envisager le programme non pas comme une somme 
        d'énoncés, de lois ou de détails à mémoriser, 
        mais comme un moyen de quêter, de comprendre et de mobiliser ?.. 
        Cela étant, on ne peut nier qu’il reste des connaissances 
        à apprendre. Le contenu des programmes ne devrait-il pas être 
        défini toutefois en privilégiant un savoir organisé 
        en lieu et place d’un savoir discret, une organisation problématisée 
        plutôt qu'une collection de détails traités superficiellement. 
        Quelques “grands” concepts pourraient servir d’organisateurs 
        de la pensée ; ces "bases" (énergie, matière, 
        information, temps, espace, organisation, mémoire, régulation, 
        identité,..) permettraient de fédérer les multiples 
        informations. Elles pourraient permettre de se repérer et de renouveler 
        l’imaginaire des jeunes.  
        En allant au bout de ce raisonnement, la priorité n'est plus d’enseigner 
        les sciences pour elles-mêmes, mais au travers des sciences et des 
        techniques d’introduire chez l’apprenant une disponibilité, 
        une ouverture sur les savoirs, une curiosité d'aller vers ce qui 
        n'est pas évident ou familier . S’approprier des démarches 
        de pensée prend alors une place prépondérante. L’individu 
        doit pouvoir mettre en oeuvre à côté des démarches 
        expérimentales (observation et classification comprises), des démarches 
        systémiques ou pratiquer la modélisation, l’argumentation 
        et la simulation.  
        Enfin il apparaît important d’introduire les sciences et les 
        technologies dans leurs dimensions sociales . Il s'agit de « faire 
        passer » l’idée que ces approches sont une merveilleuse 
        aventure humaine avec les risques qu'elles présentent encore, leurs 
        réussites, leurs échecs, leurs perspectives. Et cela au 
        travers de leurs histoires, celles des grandes révolutions scientifiques, 
        de l'évolution aux mutations génétiques, la tectonique 
        des plaques… et des hommes qui en ont été les acteurs 
        (Copernic, Newton, Lavoisier, Mendel,..). Dans le même temps, un 
        regard critique sur les savoirs maniés devient également 
        une nécessité. Une réflexion sur la science, sur 
        les liens entre savoirs scientifiques, culture et société, 
        ou encore entre savoirs et valeurs est tout aussi importante que les savoirs 
        eux-mêmes. On pourrait par exemple s'interroger avec de substantiels 
        bénéfices sur les réponses que portent les techniques 
        ou sur leurs limites (téléphone portable, OGM ou thérapies 
        géniques, par exemple).  
        Là encore, l’énigme, la curiosité des élèves 
        peuvent être cultivées et mises à profit. L'important 
        est de faire comprendre que si le progrès des connaissances est 
        inéluctable, il peut être long, douloureux, toujours conflictuel… 
        que son développement n’est pas totalement indépendant 
        de l’idéologie du moment ou des valeurs dominantes.  
        André Giordan, ancien instituteur et professeur de secondaire est 
        actuellement professeur à l’université de Genève, 
        directeur du Laboratoire de didactique et épistémologie 
        des sciences. Il préside par ailleurs de la Commission internationale 
        de Biologie et éducation et est expert Sciences et société 
        pour le 7ème plan de la Commission européenne. 
        Pour en savoir plus : 
        - sur les programmes : A. Giordan , Une autre école pour nos enfants 
        ? Delagrave, 2002 - sur l'apprendre : A. Giordan, Apprendre ! Belin, 2004 
        ; Giordan et G. De Vecchi, Les origines du savoir, Delachaux, 1987 
        Pour la formation des enseignants : 
        - sur les conceptions et leur exploitation en classe : G. De Vecchi et 
        A. Giordan, L'enseignement scientifique,Comment faire pour que "ça 
        marche"?, Delagrave, nlle édition augmentée 2002 ; 
        A. Giordan, J et F Guichard, Des idées pour apprendre, Delagrave, 
        nlle édition 2002 - sur l'éducation des plus jeunes : M. 
        Cantor et A. Giordan, Les sciences à l'école maternelle, 
        Delagrave, Nlle édition 2002 ; A. Giordan, Une didactique pour 
        les sciences expérimentales, Belin, 1999 
        - sur l'éducation à l'environnement : A. Giordan et S. Souchon, 
        Une éducation pour l'environnement en direction du développement 
        durable, Delagrave 2007 
       
           
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