Enseignement
Scientifique

Faut-il supprimer les sciences à l’école ?

Enseigner n'est pas apprendre

Le rôle du système extra-scolaire

Recherche scientifique et maîtrise de l’information

Pour de nouveaux repères culturels

Programmes et pratiques de l’enseignement scientifique

Rendre simple mais pas simpliste (pdf)

Place du questionnement dans la culture scientifique (pdf)

Partager une science inscrite dans une culture

Interview Sciences et Vie - mars 2005

Toute ressemblance avec une situation actuelle ou passée est purement fortuite...

 

 

 

Faut-il supprimer les sciences à l’école ?


Puisque votre revue me demande « faut-il supprimer les sciences ? », je répondrais : oui !... Oui ! sans hésiter. Oui !.. si nous ne changeons pas rapidement l’approche des sciences, notamment au secondaire... Et je répondrais ainsi… en tant que scientifique « pur et dur » -je fus dans une première vie : spécialiste d’endocrinologie et de neurophysiologie- et en tant qu’épistémologue des sciences… Bien sûr, une telle réponse va choquer mes collègues enseignants, surtout ceux qui réalisent nombre d’innovations motivantes ou ceux qui au quotidien tentent de faire le programme au mieux avec le plus de sérieux possible. Je m’en excuse par avance auprès d’eux. Si j’avance une telle réponse, ce n’est pas pour les provoquer ou les offenser, ce n’est pas non plus pour « casser du prof » comme le font parfois les politiques ou les journaux ; c’est au nom de la jeune génération. Non seulement nous leur apprenons pas grand chose en sciences, en tout cas pas l’essentiel ; mais surtout nous les en dégoûtons…
Mon jugement très direct, peut être trop (!), est le fruit d’un ensemble d’évaluations de cet enseignement. En effet que reste-t-il chez les jeunes, y compris chez ceux qui ont réussi une scolarité débouchant sur une maturité ?.. Qu’ont-ils réellement appris ? En termes de connaissances bien sûr, mais également en termes de démarches ou d’esprit scientifique ? Qu’en font-ils ensuite sur un plan personnel, professionnel ou sur un plan citoyen, face aux enjeux de notre société.
Chaque année, nous organisons à l’université des tests sur le niveau des étudiants en sciences, deux ans après la maturité. Les résultats ne laissent aucune place au doute ; en tout cas, ils nous interrogent fortement. Prenons l’ADN en biologie, un sujet largement enseigné et fortement médiatisé. Deux à trois ans après la maturité, on constate qu’ils n’ont retenu qu’une vague image de double hélice. Ce « peu » de savoir n’est pas opératoire, les confusions sont multiples entre gènes, chromosomes et ADN, de même que les liens avec la fabrication des protéines sont peu évidents (voir schémas ci-joints).
Evaluation portant sur qu’est ce qu’un gène ? (étudiants uni. de Genève)
En physique, ils se souviennent de quelques formules, de même qu’en chimie. Toutefois leur signification, leur domaine d’application leur est largement inconnu. Ainsi il leur est difficile de distinguer : force, énergie, travail et puissance. Et les obstacles sont partout, à commencer dans les niveaux d’organisation de la matière. Il n’est pas rare de trouver des cellules dans les atomes ou ces derniers dans ls particules élémentaires !
A la limite, ces questions de connaissances ne sont pas les plus graves. Ce qui chagrine en premier est surtout le sentiment d’ennui et de désintérêt qui ressort de leurs entretiens. L’enseignement des sciences tel qu’il leur a été pratiqué décourage, voire dégoûte la plupart des jeunes. Nombre d’heures de cours sont jugées comme « rébarbatives », voire « imbuvables »… L’acquisition d’une démarche proprement scientifique est évacuée au profit de l’apprentissage de définitions et de procédés standards . Ils disent y apprendre « des formules toutes faites » au détriment d’une réflexion personnelle. Ils y accumulent des « sommes des détails, mais… on ne comprend rien » .
Bref, l’enseignement est jugé « trop obscur » : c’est une « science coupée du réel » et qui n'introduit pas aux « modes de pensée pour affronter le monde de demain ». « On n’y apprend pas les repères pour notre époque». Dès lors, la démotivation s’installe et… les mêmes erreurs se perpétuent de la maternelle à l’université.
Plus grave encore, l’éducation scientifique est jugée comme une fabrique d’exclusions : de nombreux adolescents et jeunes adultes ne voient en elle qu’un facteur de sélection scolaire, par l’échec, au même titre que les mathématiques.Des étudiants en chute libre
Rien d’étonnant alors que le nombre d’étudiants dans les branches scientifiques soit partout en diminution. Et pas seulement en Suisse… La physique devient la branche la plus sinistrée : en Allemagne, on constat une diminution de moitié des inscriptions en physique en 10 ans, en France, moins 12% chaque année. En Grande-Bretagne, la situation devient franchement alarmante et le renouvellement des chercheurs n’est plus assuré.
Pourtant, les très jeunes enfants aiment les sciences et sont enthousiastes. Observons le succès des activités de découverte extra-scolaires et autres fêtes comme les « miniU », les miniLabs, les « Nuits de la science » à Genève, l’Espace des inventions à Lausanne… Que se passe-t-il ensuite ? Les enquêtes, réalisées en Europe, montrent que les sciences font aujourd’hui partie des matières scolaires les moins appréciées. L’école ne peut certes pas tout expliquer à elle seule. Elle vit les conséquences d’un mouvement plus général. La science ne fait plus rêver ; les icônes populaires ne sont plus Einstein ou Pasteur . La croyance dans un lien indéfectible entre progrès scientifique et progrès humain s’est effondrée. Les découvertes, notamment dans le domaine des biotechnologies et de la médecine, continuent au même rythme que dans la seconde moitié du XXè siècle, toutefois le sentiment qu’elles améliorent la vie des gens et les protègent de la nature et des catastrophes recule.
Aujourd’hui, les sciences semblent d’abord servir une certaine forme d’économie de profits ; les arguments en leur faveur sont fortement entachés de compétitivité industrielle aveugle dans une économie de marché mondialisée. Ces opinions défavorables sont particulièrement présentes dans le domaine de la physique et de la chimie, et très souvent associées aux grandes catastrophes récentes : Tchernobyl, Bophal, le sang contaminé, la vache folle, l’amiante, etc…
En Suisse, l’image de la science pour la majeure partie de la population devient totalement paradoxale. Les sciences sont autant considérées comme sources de progrès que de chômage ou de terreurs, et les scientifiques, sauf rares exceptions, animés tant par la volonté de partager le savoir que par des velléités de domination. De fait, la neutralité et l’indépendance des chercheurs sont fortement remises en cause. Il est vrai qu’au cours de ces trente dernières années, les scientifiques –sauf exceptions notables- se sont eux-mêmes isolés ; marginalisés par les médias , ils se sont coupés de la société et de la culture. Le retour des superstitions, la recherche d’explications simples et rassurantes face à la complexité du monde sont le pendant du recul de la force explicative de la science et de l’adhésion collective à ses travaux. Cette absence de réflexion et de débat au sein de la communauté scientifique a favorisé le développement de l’irrationalité .
Des solutions sont possibles
A partir de ce constat, peut-être trop sévère mais bien réel, que pourrait-on faire pour que l'enseignement scientifique réponde mieux à ses objectifs : transmettre à la fois des savoirs et de la culture et permettre de former des citoyens éclairés ? Certes, il ne peut y avoir de remède miracle, cela se saurait… Toutefois rien n’est perdu, notamment si l’on travaille de concert et de façon croisée dans plusieurs directions. D’abord, il s’agit de tenter de changer la manière de transmettre. Certains enseignants plaident pour une place plus grande à l’expérimentation, d’autres pour le projet, le défi, le jeu, l’histoire, les liens entre science et société, le recours aux techniques de l’information et de la communication (les fameuses TIC) ou encore l’intervention directe de chercheurs dans les classes… Presque tous s’accordent sur l’importance de la démarche expérimentale, notamment au travers de l’expérience de la Main à la pâte ou de son prolongement romand Penser avec les mains, une approche que les anglo-saxons privilégient depuis une trentaine d’années avec la pédagogie des “hands on”.
Nous ne voudrions pas freiner les enthousiasmes ! Le recours à l’expérience semble indispensable, mais nos recherches en didactique montrent les limites de l’expérimentation seule. De plus, une dérive importante peut exister : on confond souvent activité et apprentissage. Apprendre des sciences implique que l’élève ne soit pas seulement « actif » (avec ses mains) mais aussi « auteur » (avec sa tête) ! De plus, seul l'élève peut apprendre ; lorsqu'on ne prend pas en compte les conceptions des apprenants, celles-ci persistent et même peuvent se renforcer. Il lui faut élaborer un nouveau savoir mais aussi, en même temps, déconstruire celui qu’il maîtrisait déjà.
Il apparaît donc important de partir des élèves (ce qu'ils sont, ce qu'ils savent, ce qu'ils croient savoir, ce qu'ils ignorent). L'analyse de ces conceptions permet surtout de prendre conscience des obstacles qui empêchent l’élaboration des savoirs. Seulement partir des élèves ne veut pas dire y rester !.. Bien au contraire, le rôle de l’enseignant reste capital, quoique indirect. Un environnement didactique complexe mis à sa disposition par l’enseignant ou l’équipe d’enseignants est le seul à même de pouvoir le motiver, l’interpeller et l’accompagner.
C'est pour cette raison que l'on tend, de plus en plus, à faire entrer les élèves dans des démarches d’investigations, en les plaçant face à des situations qui tout à la fois nourrissent et contredisent leurs conceptions. Cela n’empêche en aucune manière des moments de structuration ou de présentation par l’enseignant lui-même. Les élèves ne peuvent tout (re)construire par eux-mêmes ; découvrir en permanence serait également un non-sens par perte de temps et par distance avec l’approche scientifique. Le travail sur « la littérature » prend au moins 80% du temps chez un chercheur. De plus, l’enseignant peut faire partager directement un intérêt ou une passion, il peut être un repère permanent.
Beaucoup reste à faire à ce niveau... Apprendre des sciences est un processus complexe et paradoxal sur tous les plans ; une seule méthode reste trop réductrice, l’enseignant doit pouvoir jongler avec plusieurs. La formation des enseignants est ainsi à (re)penser. Apprendre, ce n'est jamais ajouter des faits supplémentaires comme le pensait l’école du XIXème siècle ; apprendre des sciences, c'est changer de regard sur le monde.
Quels contenus ?
Au préalable, ce qui apparaît prioritaire est de réfléchir rapidement sur les contenus et donc les programmes de l’enseignement. Quelques propositions peuvent être avancées qui mériteraient d’être discutées le plus largement possible. Actuellement les curriculums en usage dans les Cantons restent autocentrés ; ils ont été définis de façon corporatiste à l’intérieur du « petit monde » des scientifiques. Ils se déclinent en chimie, biologie, physique, décomposée elle-même en optique, thermodynamique, mécanique, etc.. Celui des jeunes est tout autre, il est : environnement, pollution, nouvelles technologies, clonage, manipulation génétique, santé, histoire de l’univers, développement durable, éthique,..
Aussi faudrait-il se poser sérieusement et autrement -à l’intérieur de la famille des scientifiques, mais pas seulement- la question des contenus. De quels savoirs, le jeune doit pouvoir disposer pour aborder un monde complexe, aléatoire, incertain ? Et comment les sciences et les technologies –que l’on oublie totalement en Suisse- peuvent-elles y contribuer ? Des pans entiers de savoirs devenus indispensables comme l’analyse systémique, la pragmatique ou comme les concepts d’organisation, de régulation s’avèrent alors absents de l’école… C’est le sens même de l’enseignement des sciences qui est en jeu.
Ensuite, ne faudrait-il pas envisager le programme non pas comme une somme d'énoncés, de lois ou de détails à mémoriser, mais comme un moyen de quêter, de comprendre et de mobiliser ?.. Cela étant, on ne peut nier qu’il reste des connaissances à apprendre. Le contenu des programmes ne devrait-il pas être défini toutefois en privilégiant un savoir organisé en lieu et place d’un savoir discret, une organisation problématisée plutôt qu'une collection de détails traités superficiellement. Quelques “grands” concepts pourraient servir d’organisateurs de la pensée ; ces "bases" (énergie, matière, information, temps, espace, organisation, mémoire, régulation, identité,..) permettraient de fédérer les multiples informations. Elles pourraient permettre de se repérer et de renouveler l’imaginaire des jeunes.
En allant au bout de ce raisonnement, la priorité n'est plus d’enseigner les sciences pour elles-mêmes, mais au travers des sciences et des techniques d’introduire chez l’apprenant une disponibilité, une ouverture sur les savoirs, une curiosité d'aller vers ce qui n'est pas évident ou familier . S’approprier des démarches de pensée prend alors une place prépondérante. L’individu doit pouvoir mettre en oeuvre à côté des démarches expérimentales (observation et classification comprises), des démarches systémiques ou pratiquer la modélisation, l’argumentation et la simulation.
Enfin il apparaît important d’introduire les sciences et les technologies dans leurs dimensions sociales . Il s'agit de « faire passer » l’idée que ces approches sont une merveilleuse aventure humaine avec les risques qu'elles présentent encore, leurs réussites, leurs échecs, leurs perspectives. Et cela au travers de leurs histoires, celles des grandes révolutions scientifiques, de l'évolution aux mutations génétiques, la tectonique des plaques… et des hommes qui en ont été les acteurs (Copernic, Newton, Lavoisier, Mendel,..). Dans le même temps, un regard critique sur les savoirs maniés devient également une nécessité. Une réflexion sur la science, sur les liens entre savoirs scientifiques, culture et société, ou encore entre savoirs et valeurs est tout aussi importante que les savoirs eux-mêmes. On pourrait par exemple s'interroger avec de substantiels bénéfices sur les réponses que portent les techniques ou sur leurs limites (téléphone portable, OGM ou thérapies géniques, par exemple).
Là encore, l’énigme, la curiosité des élèves peuvent être cultivées et mises à profit. L'important est de faire comprendre que si le progrès des connaissances est inéluctable, il peut être long, douloureux, toujours conflictuel… que son développement n’est pas totalement indépendant de l’idéologie du moment ou des valeurs dominantes.
André Giordan, ancien instituteur et professeur de secondaire est actuellement professeur à l’université de Genève, directeur du Laboratoire de didactique et épistémologie des sciences. Il préside par ailleurs de la Commission internationale de Biologie et éducation et est expert Sciences et société pour le 7ème plan de la Commission européenne.
Pour en savoir plus :
- sur les programmes : A. Giordan , Une autre école pour nos enfants ? Delagrave, 2002 - sur l'apprendre : A. Giordan, Apprendre ! Belin, 2004 ; Giordan et G. De Vecchi, Les origines du savoir, Delachaux, 1987
Pour la formation des enseignants :
- sur les conceptions et leur exploitation en classe : G. De Vecchi et A. Giordan, L'enseignement scientifique,Comment faire pour que "ça marche"?, Delagrave, nlle édition augmentée 2002 ; A. Giordan, J et F Guichard, Des idées pour apprendre, Delagrave, nlle édition 2002 - sur l'éducation des plus jeunes : M. Cantor et A. Giordan, Les sciences à l'école maternelle, Delagrave, Nlle édition 2002 ; A. Giordan, Une didactique pour les sciences expérimentales, Belin, 1999
- sur l'éducation à l'environnement : A. Giordan et S. Souchon, Une éducation pour l'environnement en direction du développement durable, Delagrave 2007