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Les recherches sur les savoirs émergents

André Giordan

 

La canicule qui s'est abattue sur la France cet été n’en finit pas de poser des questions aux Français, aux décideurs politiques, mais également aux scientifiques... Les questions les plus pertinentes ne sont pas d’ordre physiologique ou médical. Depuis nombre d’années, on connaît très bien les conséquences des fortes chaleurs et l’on sait les éviter ou rendre leurs effets moins dévastateurs sur l’organisme. Un seul point reste vraiment obscur sur ce plan : l’interaction ambiguë entre le métabolisme de l’eau et l’usage de certains médicaments neurologiques. Pour le reste, il existe des savoirs bien établis, et même des savoirs populaires en matière d’hygiène corporelle ou de contexte d’habitation, pour faire face sans trop de difficultés, notamment dans le Sud.
On peut regretter simplement la perte de ces savoirs dans une société en passe d’être surprotégée. Par contre, sur toute une série d’aspects révélés par la canicule (1), nombre de savoirs “utiles” apparaissent méconnus notamment des milieux universitaires ou des supposés experts. Il s’agit rapidement de les élaborer, de les faire émerger, d’où le vocable que nous mettons en avant de “savoirs émergents”.
Premièrement, il s’agit de définir ce que peut être un système d'alerte sanitaire performant. Mais aussi, à quel niveau le système d'alerte actuel a-t-il eu des défaillances ? Comment relayer les appels des acteurs du terrain ? Comment rendre efficace et préventive la liaison entre les services sociaux et le système sanitaire?
Deuxièmement, le système de santé dans son ensemble est à repenser, en commençant par l’organisation des urgences. Mais encore, comment établir un lien effectif entre l'hôpital et la médecine de ville ? Comment faire exister un véritable système de permanence de soins ?
Sur tous ces plans, nous devons penser autrement, à travers de nouveaux concepts et de nouvelles approches. Par exemple, on n’envisage habituellement ces questions qu’au cas par cas, alors que la plupart des problèmes nécessitent une autre démarche de type systémique (2). Pour schématiser, il s’agit de démonter les rouages d'un système qui n'a pas su ou pu suffisamment anticiper ou réagir. Il est souhaitable de faire travailler des entités en réseau. La demande revient en permanence, mais il n’existe pas encore de “culture” du travail en réseau.

Le principe de précaution

D’autres savoirs paraissent en apparence bien établis comme le “principe de précaution” dont il est fait fréquemment référence dans les médias. Pourtant ce concept reste totalement émergent, parce qu’il a fait encore peu l’objet de confrontations sérieuses. Et de fait aujourd’hui, celui-ci est envisagé avec des connotations différentes, voire antagonistes, suivant les spécialistes.
En 1998, les Conseillers d'Etat français l’ont défini comme “l'obligation pesant sur le décideur public ou privé de s'astreindre à une action ou de s'y refuser en fonction du risque possible. Dans ce sens, il ne suffit pas de conformer sa conduite à la prise en compte des risques connus. Il doit, en outre, apporter la preuve, compte tenu de l'état actuel de la science, de l'absence de risque”. Autrement dit, ce principe veut qu'“un décideur ne se lance dans une politique que s'il est certain qu'elle ne comporte absolument aucun risque environnemental ou sanitaire”.
Par exemple, une situation peut requérir l'adoption de mesures de contrôle avant même qu'un risque ne soit formellement établi. Exprimé de la sorte, le principe de précaution est censé prévenir, et par là rassuré les individus. Dans le même temps, il est accepté pour fournir aux décideurs une ligne de conduite provisoire, le temps que les sciences aient éclairé le problème. Si on le prend au pied de la lettre, toute innovation en matière d’élevage ou d’alimentation n’est plus possible ou demande des préalables considérables. Le principe de précaution stipule qu’on s’abstienne de toute innovation tant qu’on n’a pas montré son innocuité ou qu’on n’ait prouvé qu'il n'en sortira aucun dommage.
Sur le papier tout est correct. Mais sur le terrain, il en est tout autrement quand le problème est complexe. Comment démontrer qu'il n'en sortira aucun dommage ? Plusieurs paramètres peuvent interférer. Le contexte d'incertitudes et de controverses scientifiques autour des questions soulevées en matière d'alimentation ou de santé conduit à mettre en question la vieille croyance positiviste en une science capable de réduire toute incertitude.
Dans certains cas, si l'on prend les risques mécaniques cernables, une telle définition est recevable. Dans d'autres, notamment en matière de biotechnologies où interfèrent de multiples paramètres, elle devient toute illusoire... Et puis est-il raisonnable de se référer à une norme “de dommage zéro” ? Prouver l'absence de risque revient à demander l'impossible, le risque zéro n'existe tout simplement pas en biologie, encore moins en agriculture. Faut-il alors introduire une autre notion, celle de “dommage acceptable” ? Les risques doivent être pesés certes, la précaution ne peut-elle pas l’être également ?
Mais qui va décider de ce qu'est un risque “acceptable” ? Il convient de prendre ses distances par rapport à une telle croyance, et de la même manière par rapport au concept de “preuve scientifique”. Le philosophe Karl Popper nous a certes convaincu que la preuve absolue n’existe pas. Il n’y a même pas de preuve du tout. Dans des contextes incertains et controversés -justement ceux pour lesquels le principe de précaution est invoqué-, il ne semble pas “raisonnable” ou même possible d'exiger des certitudes sur l'absence de dommages avant d'autoriser une activité ou une technique, même à titre expérimental (3). Pas plus qu'il ne l'est d'exiger des certitudes sur l'existence d'un dommage pour commencer à s'en préoccuper et prendre des mesures de prévention.
Ne vaudrait-il pas mieux alors reformuler le principe de précaution de la sorte : “il est possible d'agir avant d'avoir des certitudes scientifiques, mais il s’agit de prendre des mesures de sauvegarde”. Dans ce cas, la précaution reste suspendue à une mise en forme optimale des risques à appréhender (4). Toutefois, elle conduit à passer de la notion de “risque acceptable” à celle de “risque accepté”, en abandonnant tout autant le fantasme de la sécurité absolue !
Une telle définition, qui a pour projet de transformer les relations entre les décideurs et le monde scientifique, entre les champs scientifique, politique et économique, implique toutefois la mise en place d'investigations en continu sur risques encourus, des réseaux pluralistes d'experts, l'adoption de mesures provisoires de sauvegarde, etc.… Comment trancher sans mettre sur pied des procédures de délibération collective et d'implication des citoyens afin de passer d'une notion de risque discerné par des experts, à celle de risque accepté par la société (5) ?  Toutefois, prendre appui sur une décision collective implique que chacun puisse s’interroger sur sa propre notion de risque. La discussion reste totalement ouverte ; le challenge d’une démocratie est cependant à ce niveau.



Organigramme d’une gestion démocratique des risques:
à gauche, dans le cadre d’une démocratie délégative,
à droite, dans le contexte d’une démocratie participative.

Une démarche dite “émergente” en la matière repère alors en priorité l’apparition de ces propriétés ou qualités nouvelles, du fait de l’intégration d’éléments au sein d’un ensemble. Ainsi, la capacité du cerveau à produire des concepts n’est pas une capacité individuelle de neurones. C’est une propriété émergente des interactions et des régulations entre ses milliards de cellules (6) qui échangent des milliards de milliards d’influx nerveux et de neuromédiateurs.
“Regarder” le monde à travers le filtre de “l’émergence” change radicalement notre appréhension de la réalité. Peut-on ensuite se lancer dans des opérations “coup de poing”, style guerre de l’Irak ?.. La prise en compte des rétroactions (feed-backs) crée une bifurcation par rapport à une analyse basée sur une causalité linéaire. Les solutions en apparences évidentes ou immédiates se trouvent pouvoir être pire que le problème qui les a engendrées.

Mettre en place des recherches sur les savoirs émergents

Pour dépasser ces immenses lacunes à approcher les questions actuelles et complexes, des recherches sur les savoirs émergents sont à mettre en place d’une part et d’autre part une méthodologie est à corroborer. Dans cette direction, une première approche a été de repérer, de nommer et de formaliser quelques uns de ces “nouveaux” savoirs - savoirs pour comprendre et pour agir, mais également savoirs sur le “vivre ensemble” pour répondre aux interrogations des uns et des autres, tant aux niveaux social que personnel.
Dans un premier temps, la méthodologie mise en place à consister à :

  • repérer les questions restées sans réponse, qu’elles soient relatives à des problèmes sociaux ou personnels ;
  • chercher comment problématiser quand il n’y a pas de référent, ni scientifique, ni technologique ;
  • multiplier les expériences (ou tirer parti des expériences diverses) et mettre en commun les hypothèses, les idées (situations optimisées, analyse des échecs)…
  • confronter les pratiques de remédiation (solutions alternatives, pratiques de changement),

et surtout à mettre à plat les paradigmes, notamment en interrogeant les soubassements de nos raisonnement, de nos logiques habituelles, quand les solutions classiques paraissent caduques, Enfin, il s’agit toujours d’innover, d’évaluer celles-ci et de mutualiser les approches.

Dans ce contexte, deux approches complémentaires ont été mises en place. La première est une approche universitaire par le biais de séminaire de recherche, avec la participation des étudiants et des chercheurs associés. Elle permet de prendre appui sur de nouveaux savoirs proches des domaines de recherche habituels. Par exemple, il a été travaillé :
- la gestion des risques en croisant des approches en médecine, en géologie ou en météorologie ou
- les régulations depuis le fonctionnement du corps jusqu’aux entreprises.
De même, l’approche systémique et la simulation ont été décortiquées en santé et en environnement.
Une démarche plus citoyenne a démarré en parallèle en relation avec le Mouvement des réseaux d’échanges réciproques de savoirs (à l’initiative du Groupe apprendre initié par Claire Hébert-Suffrin) avec le concours de représentants du Mouvement Freinet, du GFEN, du Mouvement pour le Potentiel Humain et de la Revue Transversale.
Ce groupe cherche à relier les savoirs pour sortir de l’inadéquation de plus en plus ample entre nos savoirs fragmentés, disjoints, compartimentés et des réalités globales, multidimensionnelles, transdisciplinaires. Par exemple, pour pouvoir influer sur les débats ou les décisions (OGM, clonage, réchauffement planétaire,..), de quels savoirs dois-je disposer en tant que citoyen ? Notamment sur quels savoirs, la pratique des réseaux doit-elle reposer pour dépasser les achoppements habituels (les conflits, les différences, les enjeux, le pouvoir,..) ? De même, l’envie d’apprendre pour réagir, sachant que la maîtrise est un rêve et que la connaissance doit être biodégradable, comment peut-elle être favorisée et dans quel cadre ? L’approche des savoirs émergents ne préfigure-t-elle pas en cela une ouverture d’esprit possible pour notre époque ?..

Pour en savoir plus 
A. Giordan et C.Hébert-Suffren (coord) et al. Savoirs émergents, Ovadia, 2007

1. La canicule fut un révélateur de l'état de notre société sur nombre de ses aspects, qu'il s'agisse des suites écologiques de ce qu’on nomme le développement économique, de la possibilité des politiques à savoir prendre des décisions par anticipation ou qui soient vraiment efficaces. Par ailleurs, elle fut également un révélateur du rapport que nous entretenons avec nos aînés.

2. Malheureusement l’école n’envisage toujours pas de mettre au programme une initiation à l’analyse systémique, pourtant totalement indispensable pour comprendre les questions de notre époque.

3. On pourrait aborder ici de la même manière la question des OGM.

4. Une telle proposition n’est pas exempte de limites. La “bonne”  précaution est difficile à identifier. L’absence de précaution se laisse plus facilement apprécier : dénégation systématique du risque, refus d'entendre les paroles venant de l'extérieur, surdité aux indices précurseurs, monopolisation de l'expertise, instrumentalisation des incertitudes et controverses scientifiques avec la paralysie de l'initiative qui s'ensuit, etc.

5. Définir “le risque acceptable” est l'affaire de tous, et pas seulement celle des experts !

6. Il existe des propriétés émergentes qui résultent de l’assemblage des éléments entre eux. Ainsi, une organisation humaine comme un parti, un syndicat, bien que fondée par des individus, a des caractéristiques qui la font différer des capacités des simples individus. De plus, elle se perpétue bien au-delà de la vie de ses fondateurs.