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Éducations à l'environnement et au développement durable
André Giordan
Nombre d’activités d’Education à l’Environnement (EE) puis d’Education au Développement durable (EDD) ont été mises en place dans les écoles depuis trois décennies. Pourtant les analyses du sang et de la graisse des ours polaires mettent en évidence des pesticides, des métaux lourds et des polluants organiques permanents (POP) qui témoignent de l'omniprésence de la pollution à la surface de notre planète. Ainsi, malgré les appels des scientifiques, le dévouement des militants, les mesures prises par les Etats, la percée du "fait écologique" dans l'opinion publique par le biais des grands médias, les enseignements et les animations réalisées, l’environnement continue de se dégrader dramatiquement. Une EDD est plus que jamais d’actualité.
Bref historique de l’EE et de l’EDD
La Conférence des Nations Unies sur l’Environnement humain de Stockholm (1972) recommande à l’UNESCO de mettre au point un programme d’éducation relative à l’environnement destiné à tous les publics. Le point de départ officiel de ce qui sera le premier Programme International d’Education relative à l’Environnement (ou PIEE) fut la conférence de Belgrade (1975). Il sera enrichi lors de la conférence intergouvernementale de Tbilissi (1987).
Ces deux événements dégagent quelques principes fondateurs, toujours d’actualité :
- l’environnement est une réalité complexe, multidimensionnelle qui implique que toute action le concernant -éducation y compris- adopte une approche holistique et interdisciplinaire,
- l’enjeu et la problématique de l’environnement n’est pas de préserver la nature pour elle-même mais comme support du développement actuel et futur de l’humanité,
- l’éducation relative à l’environnement n’est pas une nouvelle discipline mais un moyen pour enrichir le contenu des disciplines existantes (concepts nouveaux, introduction des dimensions attitudes, méthodes et clarification des valeurs) et les formes et les modalités de l’éducation en général,
- l’éducation relative à l’environnement ne doit pas rester une vue de l’esprit, elle doit s’enraciner dans le quotidien, stimuler l’initiative, la recherche de solution, la participation sociale dans une concertation d’intérêt.
- l’éducation relative à l’environnement doit préparer en priorité les populations à mieux gérer -en tant que producteur, consommateur et aménageur- leurs relations avec l’environnement.
Ce programme fut complété, sur le terrain, par des conférences régionales et, de manière plus théorique, par une série de recherches pédagogique, dont la recherche INRP-UNESCO-PNUE (1976 à 1980) qui joua un rôle pilote pour promouvoir des outils pour la formation des enseignants et des formateurs.
Cette préoccupation a été reprise dans de multiples conférences internationales, notamment celle de Rio (1992) qui consacra à travers l’Agenda 21 le concept de “développement durable” (sustainable development), ce que confirmera la même année la conférence de Toronto à travers l’EDD.
Sans aucun doute, ce furent les grands médias (journaux, télévision et radio) qui ont le plus contribué à éveiller l’opinion publique, et notamment les jeunes. Sur la lancée, des organisations non gouvernementales, des associations de défense de la nature, des groupes d’écologistes ou de consommateurs se sont créés et développés. Quoique disparates, ils ont largement contribué à cette prise de conscience. De nombreuses administrations nationales ou régionales, des entreprises privées publiques ont compris l’importance du mouvement de “protection” de l’environnement. Elles ont développé les informations en la matière (brochures, plaquettes, expositions,..) ainsi que des services spécialisés. A ces fins, elles ont promu une documentation importante, notamment à l’intention des jeunes.
Sur le plan de l’éducation formelle, des Commissions de réflexion ont vu le jour dans la plupart des Etats. Au sein de la scolarité obligatoire, des programmes, des curriculums ont été réorientés et des recommandations ont été insufflées. Des activités, du matériel ou des objectifs ont été produits et un certain nombre d’enseignants ont été sensibilisés. Des ateliers, des projets ont été menés à terme avec un certain succès dans les écoles sans toutefois qu’il y ait une généralisation.
Les caractéristiques d'une EE et d’une EDD
Actuellement, sur le plan des stratégies éducatives ou médiatiques envisagées, on dénombre essentiellement :
- des approches sensualistes, d’une part,
- des résolutions de problème(s) d’autre part.
L’éducation telle qu’elle est le plus souvent pratiquée, trop abstraite et trop parcellisée, engage insuffisamment les élèves à affronter la complexité de l’E ou du DD. Elle ne crée pas le goût ou l’imagination pour la recherche d’alternatives de gestion, elle n’incite pas à la création de nouvelles attitudes favorables à l’E. L’EE et l’EDD devrait s’engager plutôt vers une approche de clarification de situations-problèmes, encore appelée « pragmatique » conduisant directement vers l’action et le changement. Sur le plan pratique, une série de phases successives apparaissent souhaitables :
1. identifier les problèmes dans une situation,
2. analyser les causes, leurs interrelations et les hiérarchiser (approche systémique),
3. rechercher des solutions alternatives,
4. proposer des actions,
5. penser le changement.
Chacune des ses phases n’est en aucune manière incluse dans un dispositif linéaire ; à chaque étape, il s’agit d’envisager un processus de régulation.
Des approches transdisciplinaires sont toujours favorables. Différentes formules semblent convenir :
- Pluridisciplinarité ou reformulation des contenus disciplinaires. Une révision des contenus des différentes disciplines est envisagée pour se centrer sur un thème commun.
- Interdisciplinarité ou convergence disciplinaire. Une complémentarité entre les matières scolaires est établie ; des “ponts” sont jetés entre elles :
- coordination des activités, soit sur le plan des programmes, soit sur le plan de la complémentarité des approches :
- un thème commencé dans une discipline est repris dans une autre discipline.
- certaines matières peuvent jouer un rôle instrumental.
- Transdisciplinarité du projet. Les diverses matières scolaires se mettent au service d’un "projet" commun. Des spécialistes extérieurs et des savoirs non-scolaires peuvent intervenir.
Toutefois, les difficultés rencontrées dans les pratiques scolaires effectuées sont de tout ordre :
- difficultés d’organisation au niveau des emplois du temps et de la gestion des lieux d’enseignements ;
- difficultés dans le domaine de la concertation nécessaire à tout travail en interdisciplinarité par manque de formation des personnels ;
- difficultés d’ordre matériel dans le domaine de l’informatique (disponibilité et quantité) et la nécessité de personnes ressources ;
- difficultés d’accès aux lieux et aux banques de données ou plus directement manque de ressources bibliographiques et documentaires.
Explicitation et transformation des paradigmes
Les situations d'E ou de DD sont des situations très complexes. Pour les aborder, elles nécessitent un changement de mentalités et celui-ci passe par une remise en cause de nos façons de raisonner, notamment celles qui restent sous-jacentes. Nos actions, notre comportement, nos choix résultent de nos idées, certes, mais surtout de nos façons de raisonner et de produire du sens. Certains de ces inférences sont explicites et dépendent de règles dites « logiques » reconnues. Toutefois, la plupart restent totalement implicites, automatiques et personnelles. Chaque personne crée ses propres liens, accorde certaines connotations à des mots particuliers ou reprend inconsciemment les façons de penser d'une époque, d'un lieu, d'une société.
Ces mécanismes qui sous-tendent nos comportements ou nos décisions font référence à une logique très intime. En d'autres termes, ils s'imposent à nous de la façon la plus évidente, notamment à travers nos vécus culturels et sociaux ; ce qui empêche de les interroger. Ces « paradigmes », comme on les nomme, sont donc partout, sous-jacents à notre pensée. Tous sont à expliciter et à tester dans leurs implications, voire à transformer…
La clarification des valeurs.
Au moment où l’humanité prend mieux conscience de sa fragilité d’une part et de l’interpénétration des problèmes d’autre part, il apparaît essentiel de prendre également conscience des valeurs qui sous-tendent les choix politiques et économiques en matière d’environnement, de gestion des ressources, et donc de modes de vie:
1. Pourquoi a-t-on fait ce choix ?
2. Qui a pris la décision, en fonction de quels critères ?
3. Quel a été le mécanisme de décision ?
4. A-t-on évalué les retombées à court terme, à long terme ?
5. En définitive, le choix a été fait en fonction de quels systèmes de valeurs ?
Tous ces points sont à clarifier : les choix qui dictent les décisions, mais aussi le système de valeurs qui les sous-tend. Toutefois l’EE ou l’EDD ne s’inscrit pas dans une simple transmission d'un système de valeurs particulier. Bien au contraire, elles devraient permettre de progresser dans la recherche des valeurs les mieux adaptées à une survie de l’humanité et à une meilleure gestion des ressources, surtout sur le long terme.
L’action éducative sur ce plan peut s’envisager dans un mécanisme d’investigation qui conduit d’abord à une explicitation des valeurs. Une telle éducation devrait donc avant tout permettre à la personne de se révéler à elle-même les éléments de son propre système de valeur (pas toujours cohérent !) et d’en identifier les principales composantes.
L’éducation aux valeurs pose de délicats problèmes éducatifs. Quel doit être alors le rôle de l’enseignant, du médiateur ? Sûrement pas un rôle d’endoctrinement… L’équipe enseignante ou de médiation doit être celle qui permet la découverte des valeurs, de leurs rôles et de leurs conséquences. Pour cela, l'apprenant doit être, par la réflexion, conduit à expliciter et à rechercher les raisons de ses choix ou des choix des divers composants d’une société. Elle permet à chacun de confronter et de préciser ses propres choix. Enfin, elle l’accompagne pour découvrir d'autres systèmes de valeurs dans d’autres cultures ou pour en faire émerger de nouvelles, même utopiques !
Perspectives immédiates
L’Education à l’environnement et l’éducation au développement durable reste à la croisée des chemins. Vivement souhaitées, elles sont envisagées comme une nécessité ; pourtant, aucune généralisation notable n’est constatée. Des tentatives “pionnières” sont effectuées par des chercheurs, des enseignants et des médiateurs, des formations professionnelles sont mises en place, mais elles ne se généralisent pas. Elles restent le fait de personnes militantes, seules ou regroupées en associations ou réseaux.
Bien sûr, pour que ces activités soient possibles, il est nécessaire que l’équipe enseignante ou de médiation ait su créer un climat de confiance, de respect mutuel et de discussions régulées. Peut-être faut-il apprendre en parallèle une certaine patience et beaucoup de modestie dans les objectifs ? Les transformations réussies ne sont jamais immédiates ; elles se mettent en place très progressivement.
Tous les niveaux d’intervention sont concernés : celui des éducateurs professionnels (enseignants, animateurs, formateurs,..),mais aussi toutes les personnes relais en milieu formel ou informel. Elle doit s'adresser également aux décideurs de l’administration, des collectivités et des associations.
La formation est un des éléments clé pour le développement de l’EE ou de l’EDD. De nouvelles pratiques de formation pour les enseignants et les médiateurs sont à inventer, d’autres outils et de ressources sont à mettre à disposition. Quelques conditions optimales peuvent être avancées :
- organisation d'un suivi et d'un traitement simultané du projet d’une part et des connaissances, des valeurs et des paradigmes en jeu d’autre part,
- mobilisation des différents types de savoirs des élèves, des étudiants ou du grand public et leur confrontation avec une variété de sources (éducatives, pré-professionnelles et d'expérience) et
- la mise en place d'une régulation de la formation et des projets.
Toutefois, en premier, il s'agit de développer une « culture de l'apprendre ». Pour une société en pleine mutation, forcée d'innover en permanence, c’est une nécessité vitale de proposer des actions de formations transversales, croisant les publics et les disciplines, favorisant les échanges de ressources et de pratiques entre les participants, combinant les apports sur des notions scientifiques et techniques avec un travail sur les méthodes pédagogiques.
Annexe 1. L’analyse systémique
L’analyse systémique, parfois nommée démarche systémique, vise à clarifier et à formuler une réalité (événement, situation, etc.) en tant que système. Elle permet de préciser en particulier :
- les niveaux d'organisation,
- les états possibles du système,
- les échanges entre les sous-systèmes (flux, turn-over, etc.),
- les limites et les échanges avec l’environnement,
- les facteurs de régulation internes et externes et leur dynamique.
Complémentaire de l’analyse cartésienne qui réduit la complexité à la compréhension des composants élémentaires, l’analyse systémique devient pertinente pour décoder les systèmes complexes présentant un certain niveau d'incertitude, d’instabilité ou de flou. Il ne s'agit plus de comprendre en décortiquant chaque partie du système ; au travers d’un regard global du système, elle modélise :
- l'interdépendance des éléments, le plus souvent en matière de flux de matière, d'énergie et d'information,
- l’interdépendance du système et de l’environnement, et
- la « cohérence » de l'ensemble.
L’analyse systémique pilote ainsi le réseau des relations (en particulier le réseau des chaînes de régulation) entre les éléments ou les acteurs du système. A travers la production et le fonctionnement d’un modèle, elle conduit :
- à matérialiser une organisation, souvent hiérarchisée selon plusieurs niveaux,
- à fixer les limites du système, son histoire et les interactions avec son environnement.
Pour que le modèle devienne opératoire, il importe de prendre en compte certains indicateurs (voir tableau ci-dessous) et surtout de respecter certaines lois constitutives de toute organisation :
- décomposer le système selon des critères précis en sous-systèmes et en modules fonctionnels,
- reconnaître sa frontière pour pouvoir distinguer ce qui fait partie du système de ce qui appartient à l'environnement,
- travailler en priorité sur les liens, les interactions, les régulations,
- détecter les signaux faibles, qui renseignent sur les tendances du système,
- ne pas prétendre à l'exhaustivité mais viser plutôt la pertinence.
- alterner l’approche théorique et l’approche de terrain,
- accepter le niveau d’exigence optimum.
1. Un système est constitué d’éléments en interaction.
Quels sont les éléments pertinents ?
Quels sont les types d’interactions et de régulations pertinents ? Notamment en matière d’échanges (flux) d’informations, de matière ou d’énergie.
2. Un système est en relation avec son environnement.
Quelles sont la nature, l'importance et la densité de ces échanges ?
Quels sont les capteurs mis en place ?
3. Un système est séparé de son environnement par une frontière.
Quelle est « l’intelligence » de cette frontière ?
4. Un système répond aux perturbations qu'il reçoit de son environnement,
Ces perturbations modifient-elles la structure ?
Les perturbations atteignent-elles un « seuil » entraînant une modification des interrelations du système ? Y a-t-il eu émergence de nouvelles propriétés ? |
Tableau 1. Eléments d’une grille d’analyse systémique
Annexe 2. La pragmatique
La pragmatique est une démarche propre à apporter des solutions -ou du moins des optimums- à des situations complexe qui posent problème(s), à les mettre en place et d’en évaluer la pertinence pour les affiner.
En premier, elle conduit à poser le ou les problème(s) ; du moins, elle tente de les formuler pour donner prise à une ou plusieurs investigations. Où sont les obstacles, les limites, comment les énoncer ? Cela nécessite de distinguer l’essentiel de l’occasionnel, d’envisager les différentes dimensions de la situation et préciser les acteurs, les interactions et les enjeux.
Ensuite l’investigation proprement dite peut commencer. Pour chaque problème, les causes, les interactions principales et secondaires et les valeurs en jeu sont à rechercher. Comme elles sont généralement multiples et en rétroaction, il s’agit alors les hiérarchiser, mettre en avant leurs interrelations et les structurer dans le cadre d’un système dont les limites sont à préciser (le lieu : le groupe, l’entreprise, la ville, la région, la biosphère, etc.).
Des solutions alternatives peuvent alors émergées. Encore faut-il les mettre en place. Les obstacles aux changements sont ici à identifier. Les entraves sont toujours sous-estimées : avantages acquis, habitudes de vie, gestion administrative, réglementations de tout ordre, habitudes ou peur du changement, etc. Une recherche de compensations satisfaisantes pour préserver les intérêts afin de faire accepter les changements est à inclure. Plusieurs scénarios peuvent être conçus en parallèle, chacun étant élaboré à partir de valeurs différentes ; les données, les règles du jeu évoluent de jour en jour.
Enfin, il est rare qu’une telle démarche de type complexe puisse réussir d’entrée ; un processus d’évaluation doit être mis en place lors de chacune des phases. L'important est la régulation des problèmes, des optimums ou du changement, plus que la réponse qui ne peut être que conjoncturelle. Ce processus ne peut être en aucun cas envisagé de façon linéaire et descendante. Une approche multiple, régulée, transversale et ascendante est préférable (voir fig. 3.). Mais encore s’agit-il de la penser en fonction des ressources, des possibilités et de la culture du lieu.
Le processus de la pragmatique
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