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Des illusions à l'épistémologie de l'investigatione Smartphone 
à l’école : l’interdire ou apprendre ?..

André Giordan

 

 

Résumé
L’investigation a pris depuis le 17ème siècle une place importante d’abord dans les sciences en particulier, puis dans la société en général. Elle s’impose désormais comme un objectif éducatif privilégié. Toutefois, elle n’est pas sans posée nombre de problèmes épistémologiques, en lien avec les questions d’objectivité d’une part, les questions de méthodologie pédagogiques d’autre part. Cette présentation recense nombre de problèmes historiques ou en cours. Chaque investigation demande d’être documentée de façon croisée et sa pertinence analysée. Elle propose des éléments pour fonder les approches éducatives. Sur ce plan, l’enjeu est actuellement de sortir des méthodologies linéaires et cadrées.

Mots clef : Investigation éducation sciences didactique

 

En matière d’investigation, les illusions sont nombreuses ! Une première illusion à avancer pour la dénoncer concerne la pédagogie des sciences. Dénoncée depuis plus de 30 ans, elle se maintient inchangée dans l’enseignement… Elle est repérée et popularisée dans un sigle de 5 lettres : OHERIC ; en d’autres termes : Observation – Hypothèse – Expérience - Résultats – Interprétation – Conclusion.
Cette formule est issue d’une thèse réalisée en 1976 (1). Son but était de révoquer un rituel d’enseignement proposé alors par les inspecteurs de l’éducation nationale en France pour enseigner les sciences tout le long de la scolarité. Il importait en effet de l’infirmer ; cette pratique imposée alors aux enseignants par le Corps de l’Inspection Générale ne correspondait nullement ni à la science telle qu’elle s’élabore, ni au mode de raisonnement des élèves. Cette étude a été ensuite reprise et complétée en introduction d’un livre collectif Quelle éducation scientifique pour quelle société ? (2) (Giordan 1978). Les dysfonctionnements de l’enseignement scientifique y étaient également dénoncés pendant que des propositions innovantes étaient avancées (3).
Or actuellement, ces dysfonctionnements sont toujours présents et cette méthode dite OHERIC est toujours avancée sur certains sites éducatifs ou de médiation comme la « bonne méthode » pour apprendre la démarche expérimentale !

Toutefois cette présentation ne se limitera pas à la seule investigation scientifique -même avec un passé de scientifique-, les propos ci-après envisagent les différents types de pratiques de l’investigation dans les usages sociaux. En effet, celle-ci ne peut pour autant se résumer ni à la pédagogie, ni à la seule démarche scientifique ; différentes investigations – parfois nommées enquête, expertise, information, recherche suivant les connotations et les particularités- sont présentes dans les différents domaines de la vie quotidienne. Par exemple, on peut citer :

  • l’investigation en matière de justice, à travers le juge d’instruction ;
  • les investigations en matière de police,
  • les investigations en matière de fraude fiscale,
  • etc...

Il est encore possible d’ajouter le journalisme d’investigation, même si celui-ci est actuellement en perte de vitesse. Du moins, il se retrouve relancer sous une forme nouvelle, grâce à la numérisation et à Internet.
Comparer ces différents types d’investigation a une portée épistémologique certaine. Investiguer sur les investigations par le détail, fait surgir des pratiques extrêmement diverses ; nombre de questions, dont certaines restent dans la pleine actualité dans une société complexe et incertaine, se posent alors. Celles-ci sont à travailler rapidement, tant l’investigation apparaît comme un enjeu éducatif pour pallier aux connaissances rapidement obsolètes dans ce contexte. Et cela d’autant plus rapidement qu’une plus grande place est à lui accorder à l’école.

Les investigations dans la société

Si l’on prend par exemple l’investigation judiciaire, on peut dénoter d’après le code de procédure pénale différentes procédures :
- « l’enquête ordinaire », 
- « l’enquête sur-le-champ »,
- « l’enquête sociale » ou encore
- les enquêtes « préparatoire », « préliminaire », « officieuse ». 
Chacune présente des particularités et comporte des procédures multiples avec :
- des auditions de personnes, 
- des comparutions de témoins par la force publique, pratiquées par la police nationale ou la gendarmerie,

  • des délivrances de mandats d’arrêt. 

Pour documenter l’investigation, le juge d’instruction et la police sur demande de ce dernier, auditionnent les parties civiles et les « mis en examen » et ordonne des écoutes téléphoniques. Des experts peuvent désignés, des perquisitions et des saisies effectuées. 
Le but de cet ensemble de démarches est d’obtenir des témoignages et/ou de la « matière » pour établir des « faits », c’est-à-dire des éléments qui se veulent objectifs, sur lesquels pourront s’appuyer un jugement…

Comme en sciences, se pose cependant la question de « qu’est-ce un fait ? » (Bachelard ). En matière judiciaire, les faits reposant sur des témoignages peuvent être très fragiles. La personne n’entend, ne voit que ce qui est attendu… La personne interprète les situations… à travers ce qu’elle connaît déjà… Dans nombre de cas, les témoignages se heurtent aux propres préjugés et intérêts de la personne. Des travaux de recherches ont largement mis en évidence la fragilité du témoignage. La personne interprète les situations en fonction de ce qu’elle est, elle comprend au travers de ces conceptions (Giordan, De Vecchi, 1987, Giordan 1999).
Pour pallier à ces difficultés, la police a mis en place une police dite « scientifique » (4). Des études balistiques, des tests ADN (5)ou psychologiques sont pratiqués, des enquêtes informatiques ou statistiques, etc. sont convoquées au tribunal en lieu et place ou pour compléter les seuls témoignages. La maréchaussée américaine (ICAO 2009) avance même une méthodologie intégrée comportant plusieurs étapes (fig.1)

La méthode intégrée d’investigation de la police américaine

Avec le développement d’Internet, média par excellence du 21ème siècle, naît une nouvelle forme d’investigation,  le wikileak ou encore le data journalisme. Le but est de regrouper les multiples informations à disposition, éventuellement en les volant ( !), soit pour faire émerger des données spécifiques, ignorées du grand public ou soit pour les compacter sous forme de graphes ou de cartes (voir exemples ci-après).

Exemple 1. Deux cent cinquante mille télégrammes diplomatiques venus du département d'Etat et de 270 ambassades et consulats américains dans le monde ont été analysées par cinq journaux : The New York Times, The Guardian, Der Spiegel, El Pais et Le Monde et rendus publics. De nombreuse révélations sur la politique américaine et les liens qu’elle entretient ont pu ainsi être rendus public.

Exemple 2 . Le Guardian a mis à l’oeuvre toutes ses compétences en matière de journalisme de données pour clarifier les rapports de terrain de l’armée américaine en Afganistan. A partir des 92.000 entrées. une base de données destinée à permettre des recherches par mot-clé a été élaborée. A partir de celles-ci, 3 cartes on été dressées concernant l’usage des engins explosifs artisanaux, les morts et les blessés lors de ce type d’attaques au fil du temps et l’emplacement de ce type d’attaques par région

 

 

Principales zones de combats en Afganistan


Evolution du nombre de morts (haut), des attaques (bas).

En France, un site valorise beaucoup ce type d’investigations : Mediapart. Des outils informatiques ont ainsi été construits à cet effet pour compacter et manipuler les données et ainsi faire émerger des faits. Le plus connus actuellement est Yahoo! Pipes, largement utilisé en économie.
Parallèlement d’autres outils facilitent la visualisation des données comme ManyEyes. Toutes sortes de graphes ou de cartes sont alors possibles pour documenter et  interpréter les données ou encore les rendre visibles et illustrés des propos.


Différents types de visualisation permis par ManyEyes

En matière de cartes, Google maps propose un outil équivalent. Le document ci-après localise les diverses manifestations et évènements en France de l’automne 2010, en rapport avec la question des retraites.

 

Manifestation concernant les retraites

De telles pratiques sont actuellement transférables dans l’enseignement. Dans nos pratiques, nous avons fait travailler des étudiants et des l’élèves sur les bases de données génétiques. Dans le cade des Travaux personnalisées, des élèves ont fait des travaux équivalents en matière de développement durable ou de développements d’épidémie. L’illusion est cependant toujours présente et s’analyse dans les forces et faiblesses de ces nouveaux outils :
- multiplicité d’informations et donc plus des contenus facilement accessibles,
- facilités introduites par les outils statistiques ; les données sont compactées et présentées sous forme de diagrammes, histogrammes, courbes, cartes, etc. pour une lecture plus imagée ;
mais aussi avec leurs manques (pertinence des normes, des catégories définies, des unités, des indices, des coefficients de pondération,…).
Il doit en résulter :
- une vigilance dans l’interprétation des faits, des images et des statistiques car des raccourcis peuvent être dangereux d’où la nécessité d’un sens critique à exercer ;
- favoriser l’échange d’idées et les débats contradictoires pour donner une vision d’ensemble  moins orientée et moins restrictive.
On en revient toujours à l’idée de circonscrire au maximum la subjectivité sans pour autant garantir l’objectivité. Le questionnement et la confrontation d’idées aident à une vision « plus éclairée » d’une situation, d’un événement ou d’un problème, un des fondements de l’émergence de la connaissance.

 

L’investigation scientifique

Quand on aborde l’investigation scientifique au sens strict, il serait préférable d’abord de parler de financement. 90% du temps d’un chercheur est consacré à une quête de crédits ! Les 10% restants sont principalement dévolus à la « littérature » c’est-à-dire à la constitution du corpus (tout ce qui peut être trouvé sur le sujet, la matière). La partie expérimentale, proprement dite, largement valorisée dans l’enseignement est donc très réduite.
Ensuite la façon dont la recherche est publiée peut créer une idée très erronée chez les non-spécialistes. En effet, les recherches sont publiées selon un rituel immuable dans la plupart des revues. Après le résumé, généralement dans deux langues et les mots-clefs, on note :
« - Introduction
- Etat de la question
- Matériels et méthodes
- Résultats et interprétations
- Conclusion »

Dans la réalité de la pratique du laboratoire, il n’est jamais procédé de la sorte… Pour dénoncer cette irréalité, un écrivain, Georges Perec, s’est amusé à présenter une étude fictive, plutôt délirante : les effets du lancement d’une tomate sur une cantatrice. Elle « ressemble » en tout point à une publication de recherche dite « sérieuse », or tout est inventé.  Façon d’interpeller la force de l’apparence (forme) au détriment du fond !
Il importe de dénoncer cette prépondérance de l’investigation. En effet en sciences, on n’expérimente pas sans avoir élaboré un corpus très serré qui balise le domaine et trace la problématique. C’est dans le cadre de cet ensemble de données, et des théories ou principes sous-jacents qu’il recoupe, que les hypothèses sont formulées et les démarches expérimentales sont mises en place.

Autre illusion : on continue dans les diverses branches des sciences ou en médecine à faire varier un seul paramètre à la fois, « le tout restant égal par ailleurs ».

 

Evolution d’un paramètre en fonction d’un autre en physiologie

Pourtant sur des questions complexes d’obésité ou d’éducation à l’obésité, cette pratique peut paraître assez frustres. L’analyse systémique, c’est-à-dire une investigation qui « travaille » sur les liens ou sur les multiples interactions s’avérerait plus pertinente. Ce type de démarche fait surgir un ensemble de données plus riche que ce soit en matière de santé ou de développement durable.
Cette analyse systémique effectué sur la consommation du jus d’orange en Europe met an évidence les multiples pollutions engendrées. Chaque fois que l’on consomme un litre de jus d’orange, on pollue litres d’eau, on gaspille 4 kilogramme de matière et on stérilise un mètre-carré d’espace (Giordan 2000). En faisant varier tous les facteurs, on fait émerger des données nouvelles, notamment en travaillant sur les liens et sur le système.

 

Investigation systémique à propos de l’usage du jus d’orange en Europe

Autre illusion de l’investigation scientifique, l’approche par corrélation. Une corrélation entre le volume de pluie et le débit d’un ruisseau semble plausible. Mais qu’en est-il entre le nombre d’ascenseurs et le nombre de divorces ou la diminution  des naissances en Alsace et la diminution du nombre des naissances ! Dans le premier cas, on peut construire un enchainement qui conduit de la pluie à l’écoulement du ruisseau. Un modèle « qualitatif » peut être produit, on peut même le rendre prédictif. Dans le second cas, on ne voit pas très bien quel peut être le lien entre les deux phénomènes. Dans le troisième, on ne peut manquer de faire la relation avec le mythe dont on use parfois pour expliquer la naissance aux enfants ! Dans ces deux derniers cas, la corrélation incite à penser qu’il existe une relation et à le rechercher alors qu’il s’agit en fait d’une simple coïncidence. A travers ces deux derniers exemples extrêmes, il est permis d’esquisser les limites de l’investigation statistique. Mais qu’en est il des statistiques en médecine où l’on met en évidence l’effet du tabac sur le cancer du poumon. Ce point ne fait plus débat de puis longtemps. Mais qu’en est-il des téléphones portables ou même de l’usage alimentaire des oranges. Quelles investigations complémentaires mettre en place pour corroborer une telle hypothèse. En tout la corrélation seule trop souvent employée et médiatisée ne suffit pas.

Il est encore une question peu soulevée, celle des unités envisagées. Un événement comme celui de Fukushima, pose la question des unités liées à la radioactivité. Elles sont nombreuses : chacune ayant un intérêt spécifique. Sait-on toujours de quoi il est question. Au niveau médiation, la confusion est complète et parfois entretenue. Au niveau de la recherche, l’objectivité est en permanence à discuter. Par exemple, le Millisilvert –issu du sievert (symbole: Sv)- vise à évaluer l'impact biologique d'une exposition à des rayonnements ionisants.
La dose équivalente correspond à l'énergie reçue par unité de masse, corrigée d'un facteur de pondération du rayonnement qui prend en compte la dangerosité relative du rayonnement considéré sur l’organe ou les tissus :
- Q  = facteur de pondération traduisant à énergie équivalente l'effet propre aux différents rayonnements).
- N = facteur de pondération traduisant la plus ou moins grande sensibilité du tissu aux rayonnements).

Ces deux facteurs de pondérations sont prescrits par la Commission internationale de protection radiologique (ICRP).
Ces deux facteurs sont en fait des normes issues d’investigations discutables et discutées. Elles ont évolué au cours de l’histoire récente. Les résultats de l’investigation ne peuvent pris en compte sans connaître les critères retenus. Cet aspect est particulièrement à prendre en compte quand on souhaite établir des comparaisons entre Etats ou sur le plan historique. Les données de la criminalité ou celles des accidents de la route sont une « belle » illustration de ce type.
Avant 2005, la définition de « tué » lors d’u accident de la route en France était la victime décédée sur le coup ou dans les six jours après l’accident. En 2008, il s’agit de la victime décédée sur le coup ou dans les trente jours qui suivent l’accident. De même, on parlait de « blessé léger » : blessé dont l’état nécessite entre zéro et six jours d’hospitalisation ou un soin médical et de « blessé grave » : blessé dont l’état nécessite plus de six jours d’hospitalisation, en vigueur jusque fin 2004 ont disparu.
On parle désormais de « blessé hospitalisé » : victime admise comme patient dans un hôpital plus de 24 heures) et de « blessé non hospitalisé » : victime ayant fait l’objet de soins médicaux mais n’ayant pas été admis comme patient à l’hôpital plus de 24 heures.

Parmi les multiples autres questions à poser relatives aux investigations (6), reste encore celle de comment  poser les problèmes pour passer à l’action ; c’est le défi permanent de la recherche face à la complexité. Il faut accepter les tâtonnements, les revirements, les erreurs (le plus dur pour tout chercheur), les remises en cause, les évidences trompeuses, les modèles pré-établis, le jargon scientifique, les cadres et présentations illusoires. Poser le problème est bien plus délicat que de le résoudre. De plus dans une situation, ce n’est pas un seul problème qui est en jeu mais un ensemble. Il s’agit de mettre en place une démarche complexe, appelée « pragmatique » (Giordan, Souchon ; Giordan 2010). Elle comporte plusieurs phases. La pragmatique est une approche qui tente d'apporter des solutions ou du moins des optimums à des situations qui posent problème. Elle doit conduire à bien poser chaque problème, du moins tenter de le formuler pour donner prise à une ou plusieurs investigations.

En termes plus simples, il s'agit de voir pour chacun d'eux de quoi il retourne. Cela nécessite de distinguer l'essentiel de l'occasionnel, d'envisager les différentes dimensions de la situation et préciser les enjeux. Ensuite l'investigation proprement dite peut commencer, les causes principales et secondaires sont à rechercher. Nous savons qu'elles sont multiples et en rétroaction. Il faut alors les hiérarchiser, mettre en avant leurs interrelations et les structurer dans le cadre d'un système à préciser (le lieu, la ville, la région, la biosphère, etc.).

 

Succession des phases d'une pragmatique

Cette pragmatique doit se concevoir d'entrée comme une forme de pensée qui intègre l'action, notamment par la recherche de solutions, du moins d'optimums sur le court et le moyen terme. Dans tous les cas, il s'agit d'avancer non pas vers une solution idéale qui serait utopique, mais d'envisager des prévisions ou des possibles. Les obstacles aux changements sont également à identifier. Les entraves sont toujours sous-estimées : avantages acquis, habitudes de vie, gestion administrative, réglementations de tout ordre, habitudes ou peur du changement, etc. Une recherche de nouvelles compensations satisfaisantes pour préserver les intérêts particuliers afin de faire accepter les changements est à inclure. Plusieurs scénarios peuvent être conçus en parallèle, chacun étant élaboré à partir de valeurs différentes. Les données, les règles du jeu évoluent de jour en jour. L'important est la régulation des problèmes plus que la réponse qui ne peut être que conjoncturelle. Ceci implique sur le plan pratique une série de phases successives mutuellement régulées.

L’investigation en éducation scientifique

En matière d’enseignement de l’investigation scientifique, OHERIC –comme indiqué en introduction- reste encore très présent aujourd’hui dans l’enseignement. Dans nombre de formations et d’animations, il reste présenté comme la « bonne » méthode pour une démarche scientifique. Plusieurs sites le valorisent également comme panacée.

Exemple de présentation sur un site

Cette démarche provient sans nul doute du livre de Claude Bernard, 1865, intitulé Principes de médecine expérimentale. Ce physiologiste très célèbre pour ses recherches de physiologie, mais également pour son écrit sur la démarche expérimentale.

« Le savant complet est celui qui embrasse à la fois la théorie et la pratique expérimentale.
1° Il constate un fait ; 2° à propos de ce fait, une idée naît dans son esprit ; 3° en vue de cette idée, il raisonne, institue une expérience, en imagine et en réalise les conditions matérielles. 4° De cette expérience résultent de nouveaux phénomènes qu’il faut observer, et ainsi de suite. »
Claude Bernard, 1865, Principes de médecine expérimentale, Paris, PUF, 1947 (réed), p. 7.

Claude Bernard ne propose pas directement ce sigle, mais les descriptions de son livre présente la démarche ainsi :

  • le chercheur constate un fait
  • une idée lui vient à l’esprit : l’hypothèse
  • pour la vérifier il imagine une expérience
  • il monte un raisonnement à partir des résultats
  • il les interprète
  • il en conclue.

Claude Bernard était un scientifique méticuleux ; il notait toutes ses investigations au jour et le jour. En travaillant sur ses notes et cahiers de laboratoire, un historien des sciences, tout aussi méticuleux, Mirko Grmek (1973) (7) a pu démontré qu’en réalité ce physiologiste n’avait jamais travaillé ainsi.
Ce qu’il présente en définitive dans ses écrits est une « reconstruction de reconstruction » de la démarche réelle qu’il a effectuée ! Une fois qu’il a avancé dans ces recherches, le chercheur réorganise sa démarche pour la communiquer. Il oublie les fausses pistes, les hypothèses non vérifiées, les multiples détours, les éventuelles erreurs rectifiées… On peut ainsi dire -ce que nous avions montré dans notre thèse- qu’on enseigne l’investigation sous une forme la plus sophistiquée. On mystifie ainsi les élèves en leur proposant de faire à l’identique, on leur transmet une version idéalisée de la démarche du laboratoire.

De plus, l’enseignant limite généralement l’approche à une seule hypothèse, celle vers laquelle l’enseignant s’est préparé, par un tri souvent sélectif des idées potentielles des élèves. Une seule expérience dite « cruciale » est seulement envisagée pour « vérifier » l’hypothèse (8). Le tâtonnement très formateur est le plus fréquemment éludé ou limité pour cause de temps et de programme à boucler. De même que les voies divergentes sont évacuées sans qu’elles soient forcément justifiées, toujours pour les mêmes raisons...
L’exemple ci-après est très révélateur de ce fonctionnement linéaire de l’enseignement habituel dans les différents pays francophones. Seules les approches anglo-saxones et La main à la pâte laissent une plus grande place aux activités divergentes, sans cependant s’en écarter notablement.

Exemple de démarche proposée dans un manuel scolaire

Depuis nos travaux, de nouvelles recherches didactiques ont conduit à de nouvelles approches, chacune est repérable par un sigle spécifique. Toutefois la plupart d’entre elles restent largement dans une succession linéale :
- PHERIC, Maryline Coquidé (1988)
- PHERI, Michel Develay  (1989)
- PHnE, Pierre Antheaume, Michelle Dupont et Maurice Maurel (1995)
- THEORIC, Pierre Clément (1992)
- OPHERIC, Philippe Brunet (1998).
Pourtant dès 1980, nous avions proposé une approche très interactionniste (André Giordan 1980), même si elle demeurait idéalisée. Celle-ci eu des difficultés à être acceptées, les paradigmes sous-jacents ont la « vie dure » !

Première approche de démarche mettant en évidence des feed-backs
(André Giordan 1980)

Les interactions seront à nouveau présente chez Planète Sciences (2005), ensuite l’approche DiPHTeRIC d’Yves Cariou (2007) les multiplie.   

 

Approche DiPHTeRIC d’Yves Cariou (2007)

En fait quand une étude épistémologique à partir du terrain –le laboratoire- est entreprise, il apparaît que tout est autre. Une investigation expérimentale est toujours une tentative de réponse. Le chercheur est face à quelque chose qui l'intrigue, qui l’interpelle ou le préoccupe. Il constate un décalage entre le réel, du moins tel qu’il le perçoit, et l’idée qu’il s’en fait. La situation devient insatisfaisante, voire frustrante ; il a envie d’en savoir plus ou d’en comprendre les causes. Pour répondre à cette interrogation, le chercheur avance des supputations. Ce sont les traditionnelles explications. Dans une démarche expérimentale, ces propositions prennent un statut différent. Le scientifique suspend ses affirmations le temps “de les corroborer”.
Cette simple approche change tout, elle constitue une mutation profonde dans la pensée humaine. Les explications prennent le statut de suppositions. On n’est plus face à une certitude ou à une croyance. Il s’agit de se donner les moyens de l’éprouver. L’explication devient hypothèse. L’imagination débordante du chercheur doit être soumis au test de la réalité.
Dans ce but, ce dernier fabrique une expérience (du latin experiri : éprouver). Il essaie de perturber le fonctionnement habituel de la nature pour voir comment elle réagit. Plus particulièrement, à travers l’expérience, il cherche à savoir si l’objet, l'individu ou la plante réagit comme le prévoit par avance l'hypothèse...

“Pour savoir si la vasopressine agit bien sur la rétention d’eau dans le corps, j’enlève l’hypophyse ; si l’hypothèse est pertinente, les pertes d’eau doivent être augmentées...”.
“Pour savoir si les basses températures inhibent la dormance des grains de blé de printemps, je mets les graines dans un réfrigérateur pendant deux mois et je les fais germer... si elles germent, mon hypothèse est confirmée”.

Cette phase d’expérimentation demande toujours un protocole précis : le chercheur décrit le matériel et les produits utilisés, il indique une à une les étapes de sa démarche ou encore le dispositif technique approprié. Un ou plusieurs “témoins”  sont nécessaires afin de faire des comparaisons fondées. Il faut ajouter qu’une seule expérience n’est jamais prouvant, il faut pouvoir la reproduire à l’identique de nombreuses fois.
Ainsi avance la science... L’expérience n’est que tâtonnement, fausses pistes, hypothèses réfutées, nouvelles idées et nouvelles confrontations avec la réalité. Autant d’étapes qui doivent être présent en classe ou lors d’animation.

Mais en rester là serait encore une voie mystificatrice, le chercheur ne fait pas que des expériences. Les trois-quarts de son temps, il fait en amont ce qu’on appelle de la “littérature”. Il se documente au préalable, il repère tout ce qu’il existe comme articles sur le sujet ou pouvant éclairer la question de recherche. En fait, toutes ses investigations se situent dans un cadre, souvent très rigide, constituée par les théories et les concepts en cours -presque nous pourrions dire à la mode !- Sa marge de liberté est souvent très bridée, sauf quand quelques fois il apparaît un changement de paradigme. Le chercheur « regarde » alors les données et les faits expérimentaux autrement, ce qui peut le conduire à d’autres interprétations.
Enfin tout chercheur écrit beaucoup (9)... Il doit justifier en permanence ses recherches par des publications dans des revues à comité de lecture (10). A cette fin, il doit trouver des arguments qui peuvent porter sur ces pairs par leur originalité. C’est alors qu’il est conduit à reconstruire sa recherche pour convaincre.

En fait la partie expérimentale n’est que la face visible d’un iceberg : le cadre scientifique constituée par les théories et les concepts qui font consensus. Cette phase émergée constitue un « jeu à trois » -questions, hypothèses, expériences- en interactions multiples et à envisager dans l’espace-temps…

L’investigation scientifique : un « Jeu à trois »
-questions, hypothèses, expériences- en interactions multiples

Evolution des hypothèses au cours de la recherche

Les questions, les hypothèses, les expériences s’affinent successivement en fonction des résultats obtenus. Des « fausses pistes » sont délaissées, d’autres surgissent ; des liens sont parfois tissés. Tout est reconstruit en permanence. La question est souvent reformulée en fonction des résultats donnés par l’expérience, qui elle-même a été interprétée en fonction du corpus scientifique en vigueur. Dans ce contexte, l’expérience mise en avant dans la publication pour faire « foi » peut être comparée à la butte qu’il faut s’emparer dans une stratégie militaire. Elle est choisie parce qu’elle a de fortes chances de convaincre ; les autres peuvent être même gommées…


La formation des enseignants scientifique à l’investigation

Pour enseigner une telle démarche d’investigation, tout est affaire de formation. En plus d’une formation pratique de classe, celle-ci pourrait prendre appui sur trois paramètres :

  • la recherche,
  • l’histoire des sciences
  • l’épistémologie.

Puisque le recrutement des enseignants se situe au niveau master, un passage par la recherche pourrait être possible. Le travail de laboratoire est très révélateur des activités en cours dans un processus d’investigation.
L’histoire des sciences est également un outil très éclairant pour repérer les pratiques. Par exemple l’histoire de la fécondation met en lumière toutes les difficultés de l’observation. Il ne suffit pas de voir au microscope ovule et spermatozoïde pour en comprendre le rôle. Deux cent ans furent nécessaire pour établir le concept de fécondation. Les conceptions en place –préformiste ou épigéniste-  bloquaient toutes interprétations. Le microscope introduisit nombre d’élucubrations. Chaque savant interprétant les traces observées en fonction de son système de pensée.
Spallanzani, un chercheur du XVIII siècle est un révélateur pour comprendre les limites de l’expérimentation. Il fit de multiples expériences très fines sur la fécondation des crapauds sans pouvoir en conclure sur le rôle du spermatozoïde. Sa conception préformiste ne pouvait inclure ce dernier. On fit d’ailleurs une théorie de la fécondation (Hertwick ) avant d’observer 30 ans plus tard la première pénétration du spermatozoïde dans l’ovule !
D’autres textes historiques sont également formateurs en la matière. Notamment le texte de Sénébier sur « l’Art d’observer et de faire des expériences », antérieur à celui de Claude Bernard et pourtant plus précis. Ce qui conduit en faire une initiation à l’épistémologie.

 

Couverture de Sénébier, l’Art d’observer et de faire des expériences 

Dans ce domaine, il est utile de comparer les différents types d’investigations scientifiques. De part leur objet, les investigations différent suivant les domaines. On n’expérimenta pas de façon identique en astronomie et en physique des particules, en physiologie et en génétique, en écologie et en chimie. Chaque branche a des rituels spécifiques, tout en jonglant avec différents outils ci-après :

 

Les différents outils des investigations scientifiques

En parallèle, il importe de comparer toujours sur un plan épistémologique les investigations scientifiques aux autres formes d’investigations (voie partie 1). Rares sont les universités qui développent ces approches dans la formation des enseignants… et même des chercheurs. Ces deniers sont pour la plupart démunis sur ce plan, ils deviennent même aujourd’hui des supertechniciens dans la mesure où pour des raisons de rentabilité de la recherche on ne les laisse plus expérimenter dans un cadre étroit pour produire des résultats très rapidement.
Sur le plan pratique, une telle formation demande des outils et des ressources (11). En terme d’outils, des fiches de reférenciels de compétences sont toujours les bienvenues pour préciser les objectifs à faire atteindre aux élèves. A titre d’exemples, ci-après est présentée :

  • une fiche sur les attitudes favorables à l’investigation,
  • une fiche sur les phases d’une investigation classique (12).

Attitudes
 avoir le désir de se poser des questions (curiosité);
 avoir confiance en soi;
 être critique (esprit critique);
 être créatif (imagination créatrice)
 imaginer une hypothèse
 imager un dispositif d’expérience
 avoir envie de chercher par soi-même;
 avoir envie de communiquer, accepter de se confronter.

Démarches
- savoir se questionner
- savoir entreprendre une activité pour répondre à ses propres questions, à celles de ses camarades ou de l’animateur
- savoir énoncer sa propre formulation du problème,
- savoir rechercher une relation causale (savoir établir une corrélation ou un système causal),
- savoir formuler plusieurs hypothèses,
- savoir faire un corpus documentaire,
- savoir repérer une grandeur,
- savoir imaginer un dispositif expérimental,
- savoir rechercher des indicateurs,
- savoir envisager les causes d’erreurs,
- savoir mettre au point un test,
- savoir observer,
- savoir faire des mesures,
- savoir enquêter,
- savoir lire des résultats d’une expérience,
- savoir traduire les résultats sous forme d’un graphe,
- savoir argumenter,
- savoir discuter les apports de son expérimentation et la comparer avec celles d’autres
- savoir accueillir ou élaborer un modèle,
- savoir mobiliser une hypothèse corroborée (ou un modèle) dans d’autres situations,
- savoir reconnaître les limites d’une hypothèse,..

Des fiches de progressions sont également utiles pour situer les élèves dans leur évolution, repérer les obstacles sur lesquels ils butent ou évaluer leur niveau.


Approche de l'expérimentation

NIVEAU 1 : L'élève accepte tels quels les événements qui se produisent sans en chercher la cause.
ou bien il suggère une raison sans rapport avec ce qui se passe et qu'il ne justifie pas. Il reste au stade de la croyance.
NIVEAU 2 : Il cherche une cause naturelle aux événements, en proposant un fait qu'il a tiré de l'événement, mais sans tenter de le justifier.
NIVEAU 3 : Il recherche la cause naturelle d'un événement, en essayant d'analyser l'événement et cherche à justifier par tâtonnement.
NIVEAU 4 : Il recherche la cause naturelle d'un événement
et cherche à l'infirmer en proposant des justifications
Provenant d'observations et d'analyses d'informations ou
en proposant une méthodologie expérimentale.



Conclusion


En matière d’investigation, les obstacles au changement d’enseignement sont largement « dans nos têtes ». Le poids des habitudes renforcées par un manque de formation de qualité font que les « choses » restent en l’état et se reproduisent à l’identique. C’est une question de formation, c’est également une question de recherche. Les approches épistémologiques demeurent actuellement encore peu nombreuses en la matière et pour celles qui existent très limitées.
De surcroît, il s’agit d’interroger nos paradigmes, ceux de la recherche qui valorisent les présentations standardisées, ceux de l’enseignement. Dans ce dernier cas, la tradition cartésienne française favorisent une cohérence logique de type classique ; elle débouche sur la recherche de la « bonne » méthode. Or en matière d’investigation, celle-ci ne peut exister. Chaque investigation est fortement liée aux questions à traiter et aux méthodologies à disposition. L’approche cartésienne, de réduction de la complexité à des composants élémentaires n’est adaptée à l'enseignement des systèmes stables constitués par un nombre limité d'éléments en interactions linéaires. Elle ne convient pas pour aborder un certain niveau de complexité, d'incertitude et possibilité logique émergente, comme fonctionne tous processus d’apprentissage. Pour rendre compte de cette complexité, une systémique d’action s’impose…

 

1. A Giordan, 1976, Rien ne sert de courir, il faut partir à point, Thèse Univesité de ParisV-Paris VII. Publié dans A Giordan, 1978, Une pédagogie pour les sciences expérimentales, Centurion,

2. A Giordan, 1978, Quelle éducation scientifique pour qu’elle société ?PUF, 1978

3. Dans ce même livre, Gabriel Gohau qualifiait ces pratiques de « bi-dogmatique ».

4. http://www.linternaute.com/science-et-nous/dossiers/06/police-scientifique.html
 http://www.gazettelabo/lapolicescientifique
 http://www.didier-pol.net/1poli-sc.htm
http://www.ens-lyon.fr/RELIE/PCR/principe/anim/presentation.htm
 http://www.scribd.com/doc/14354/la-police-scientifique-23
http://lumino.iquebec.com/  http://fr.wikipedia.org/wiki/Luminol  http://www.inps.interieur.gouv.fr/
http://www.citesciences.fr/lexique/definition1.php?lang=fr&set_idexpo=25&idmot=335&rech_lettre=A  http://fr.wikipedia.org/wiki/Balistique

5. Les tests ADN eurent des difficultés à s’implanter, la génétique n’ayant pas bonne presse suite au Nazisme. Acceptés en 1998, ils supplantèrent dans nombre affaires criminelles, les aveux ou les témoignages. Malgré le « poids » d’un argument scientifique, ces seules données ne peuvent faire autorité. Elles sont à relativiser par rapport au contexte. En matière de viol, le test ADN peut confirmer l’acte sexuel. Il ne peut assurer s’il y a viol ou consentement.

6. La question des catégories pose également problème par exemple. Dans chacune des investigations en sociologie, des catégories sont définies ; elles peuvent entrainer des résultats et certaines interprétations biaisés. Certaines personnes de l’échantillon peuvent appartenir à plusieurs catégories, par exemple un retraité de la fonction publique qui travaille dans le privé d’où un statut mixte de retraité/salarié non répertorié.

7. Mirko Grmek, Raisonnement expérimental et recherches toxicologiques chez Claude Bernard (1973)

8. Aucune expérience ne peut vérifier une hypothèse, tout au plus peut-elle la corroborer tant qu’elle n’est pas infirmée.

9. Ces moments d’écriture sont également formateurs pour les jeunes... Ils les conduisent à prendre du recul et à argumenter…

10. De plus en plus souvent, le chercheur publie des pre-prints. Les prépublications (en français) sont des articles qui n’ont pas été vérifiés par les pairs (comité scientifique ou comité de lecture). Il peut s'agir tout aussi bien de communication de congrès, thèse, articles, habilitation à diriger des recherches, chapitre d’ouvrage, actes de colloques, publications dans des revues scientifiques sans comités de lecture, etc. On parle également de littérature grise.

11. Les ressources ne sont traitées ici, voir la présentation de Gérard de Vecchi ou les livres suivants :
ML. Cantor et A. Giordan, Les sciences à l'école maternelle,  Delagrave, Nlle édition 2002
A. Giordan, Une didactique pour les sciences expérimentales, Belin, 1999
G. De Vecchi et A. Giordan, L'enseignement scientifique,Comment faire pour que "ça marche"?,  Delagrave, Nlle édition augmentée 2002
A. Giordan, J et F Guichard, Des idées pour apprendre, Delagrave, Nlle édition 2002
A. Giordan, F.Pellaud, et coll, Apprendre les sciences, Delagrave 2008 ,

12. Des fiches sur les phases d’une investigation systémique et d’une pragmatique peuvent être également fournie.