|
Le corps ignoré, malmené…
à quand le corps au programme scolaire ?
André Giordan
Le corps humain est certes au programme de l’école ; mais qu’enseigne-t-on vraiment ? En biologie, on présente le plus souvent un corps « machine », décomposé en quelques mécanismes : la locomotion, la digestion et la respiration, dont on adore décrire par le détail, mais sans les situer, les tuyauteries ou les rouages !.. Les supports pédagogiques, telles que les planches anatomiques, ressemblent aux planches à découper ! Ils ne donnent guère envie aux élèves de s’y attarder.
L'enseignement de ce corps renvoie à des notions de commande, de maîtrise ; on présente une organisation pyramidale où les ordres partent du cerveau ou des glandes-maîtresse. Avec le développement de la génétique ; tout devient affaire de gènes et d’ADN. L’environnement physico-chimiques ou social est éludé, pourtant sans ce dernier rien ne pourrait exister. Rien d’étonnant que le corps humain tel qu’il est présenté à l’école ennuie les jeunes, et que le savoir approprié soit des plus limités. Toutes les évaluations confirment ce triste état de fait.
L'éducation physique devenue sportive (EPS) certes, s’est s’éloignée de l’entraînement militaire et de la gymnastique médicale des XIXème et XXème siècles. Elle se veut contribuer «à l'épanouissement harmonieux du corps, de la sensibilité, de la volonté, de l'intelligence, et elle favorise la santé psychique et physique de l'élève » (1). En outre, elle souhaite « valoriser l’épanouissement, l’expression et l’autonomie ». Mais dans la pratique quotidienne, beaucoup reste à faire. La culture sportive dominante assujettit toujours les corps. À quel moment prend-on vraiment en compte le corps ressenti ou désirant des élèves ? Tout est toujours affaire d’entraînements et d’efforts, voire de souffrance. Dans les formations en Sciences et Techniques des Activités Physiques et Sportives, le modèle « anatomo-physiologique » reste de façon prégnante. Ainsi se modélisent les représentations des futurs enseignants de cette branche.
Les expositions, les musées sur le corps sont toujours rares. Tout au plus peut-on citer en France un espace au Palais de la découverte à Paris, traité sous l’angle des innovations médicales et deux expositions à la Cité des sciences pour enfants amusantes : « Les bruits du corps » et le « zizi sexuel ». En Hollande, l’exposition CORPUS à Leyde propose un voyage unique dans le corps humain en déambulant littéralement à travers un bâtiment géant en forme de corps humain. Seules les approches macabres des corps « plastinisés », ont vraiment droit de citer sur le web, comme ces deux expositions(2) qui tournent de part le monde.
Reste alors les revues féminines ou destinées aux jeunes. Il est vrai que le corps, ou du moins son image, sont leurs sujets par excellence. Par leur discours d'ordre prescriptif, ces revues constituent un autre vecteur important d'éducation. Elles dictent de manière plus ou moins implicite des conduites, des attitudes, des valeurs. Les « trucs » et les recettes, les conseils et recommandations, voire les injonctions que dispensent les auteurs de leurs lignes, légitimées toujours par des spécialistes du monde médical, esquissent des modèles de corps.
Ce sont tour à tour des corps « sculptés », « dessinés » ou « remodelés ». Sont mis en avant les corps musclés des body-builders et les corps minces et quasi transparents des mannequins. Sont proposés ce qu’on pourrait appeler des corps « superficiels », dépourvus d'espace intérieur, des corps « énergies », des corps « liquides » ou des corps « perméables »... Tantôt la peau fait l'objet de gommages et rectifications pour paraître lisse et donc intemporelle, tantôt l'éclat du teint se veut révélateur de la « santé intérieure », entretenue par une initiative suffisamment «drainante» et «détoxifiante», pour reprendre les termes utilisés. La panacée devient une alliance entre gymnastique, alimentation et rythme saisonnier.
Ces articles de la presse magazine constituent le reflet du savoir profane actuel, en matière de vécu du corps, de santé, de maladie, d'éducation à la santé. Des normes sociales strictes ou de type panacée sont édictées. On y privilégie l’apparence, et dans son prolongement, la consommation.
Interroger le corps pour une culture
Le corps, dans la culture francophone, reste ainsi un impensé. On s’en préoccupe vraiment quand la maladie arrive. Et encore… alors que la recherche médicale progresse, l’accompagnement du corps des patients n’est pas toujours à la hauteur. D’ailleurs, on n’entoure pas le corps d’un patient, on traite une pathologie, le plus souvent un organe… La qualité de la vie, les ressentis et, d’une manière générale, l’approche holistique du corps telle que l’a défini Capra (1983 (3) et que l’on retrouve dans d’autres médecines comme la médecine chinoise par exemple, sont peu pris en compte.
Le corps, la santé ou encore l'amélioration de celle-ci par l'exercice physique semblent « fonctionner » dans et hors l'école, comme un allant de soi. C'est cet « allant de soi » qu’il serait utile d'interroger de façon transversale. Comment répondre aux enjeux actuels ? Comment aller au-delà de l’apparence ? D’autres valeurs, et par là d’autres éducations, ne seraient-elles pas à imaginer ou à promouvoir ? En définitive, sur quoi se centrer et comment fournir des savoirs « porteurs » sur qui nous sommes ? ou qui nous voulons être ? Comment pourraient-elles s’inscrire dans le corps ou les comportements ?
Parmi les multiples directions à explorer en matière d’éducation au corps, trois semblent prioritaires. Une première piste se situerait dans l’apprivoisement de son corps. L’individu jeune, notamment l’adolescent, est dans l’étrangeté totale dans notre culture par rapport à lui-même. A l’école ou au collège, notamment au moment de la puberté, pourquoi ne pas développer en lieu et place de l’approche actuelle démotivante, une éducation qui rende le corps (son corps) familier, notamment à travers la reconnaissance et l’acceptation de ses sensations, de ses émotions, de ses désirs. Comment les reconnaître ? Comment gérer ces ressentis, et les connaître de « l’intérieur »? Comment saisir les changements de l’adolescence ?
Mais aussi, comment dépasser ses stress, ses frustrations ; comment les apprivoiser, les positiver, les exprimer, les partager ? Eventuellement, comment investir l'état amoureux ? La personne se trouve trop souvent évacuée, voire niée, dans l’enseignement actuel. Dans les cours de biologie ou d’Education physique et sportive (EPS), il nous paraît indispensable de réintroduire un corps vivant et vécu, en l’envisageant comme « l’auteur » d’actions et porteur de convictions et de sens. Cette approche permettrait déjà de cesser de faire du corps une marchandise. Elle permettrait au jeune d’exprimer et de reconnaître qui il est…
Une deuxième direction serait de prendre conscience de ses capacités corporelles. Un corps, ce n’est pas rien. Les jeunes sont si fiers par exemple de leur « scoot » (scooter)… qui ne fait pourtant que 500 pièces ! Un corps humain, c’est 40 mille milliards de « pièces », les cellules… Et chacune de ces « minusculissimes » cellules n’est pas qu’un amoncellement de « briques », empilées les unes sur les autres. Chacune est capable d’une multitude de communications au niveau local, sans que le système nerveux central ne soit concerné (4). Pour produire la peau, les muscles, les os... et tout le reste, le corps fabrique plus 100 000 produits différents, dont trente mille sont de vraies merveilles de sophistication, les enzymes… Etc..
L’individu s'en préoccupe peu, il n’utilise pas suffisamment ses compétences, qu’elles soient cognitives (nous n’utilisons que le millième des capacités du cerveau !) ou réparatrices (5)… Autant d’aptitudes à mettre en avant en matière d’éducation à la santé et que d’économies pour la Sécurité sociale !..
La troisième piste est dans une mise en perspective de l'imaginaire social des liens entre corps, santé, gestuelle, émotions, mais également culture, éthique, art de vivre. Une telle démarche conduit à mieux comprendre les manières de se représenter le corps humain, et surtout à concevoir la façon dont les conceptions que nous avons de ce que sont la santé et la maladie peuvent avoir sur nos vies. Il ne faut pas oublier que les techniques de prévention ou de soins sont extrêmement liées aux avancées scientifiques certes, mais également au contexte social, à l'histoire des idées et surtout aux différentes façons de penser l'être humain en général et nous-même en particulier.
La conscience de son corps n'est pas seulement dans l'image, comme le préconise la publicité ! Faire entrer le corps avec ses multiples dimensions dans la culture, pourrait être cette direction. En explorant, en conjuguant et en tissant les apports des différentes disciplines, il devient possible de resituer le corps, son propre corps. Le croisement de ces approches permet de mettre en tension «l’ordre» scientifique et les dimensions «symboliques», « humanistes ». Elle peut relever le défi d’une interprétation plus respectueuse de la complexité de l’humain. Différentes façons de vivre autrement son corps peuvent alors être campées, confrontées, partagées, mutualisées ; de nouvelles manières non limitées à la seule apparence peuvent être inventées. Il y va de la santé, mais également du travail sur la personne, une autre manière d’approfondir le « souci de soi » amorcé par Michel Foucault (6).
1.Programme officiel, Ministère de l’éducation nationale, France, 2002
2. L’une d’entre elles, Body world, est actuellement à Amterdam.
3. Fritjof Capra, Le temps du changement, Ed. du Rocher, Monte Carlo, 1983 ( deuxième édition 1990).
4. Un simple organe souvent dévalorisé comme le rein comporte un millions de structures de base fonctionnelles : les néphrons ; un million deux cent mille, plus exactement.
5. Pour en savoir plus : A. Giordan, Le corps humain, la première merveille du monde, Lattès, Paris, 1999.
A. Giordan, Comme un poisson rouge dans l’homme, Payot, Paris, 1995
6. Michel Foucault, Le souci de soi, Histoire de la sexualité, Tome 3, Gallimard, Paris, 1984.
|