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Quel avenir pour la famille ?
André Giordan
La famille ! La famille ! La famille !... « Sur l’air des lampions » comme aurait dit Charles De Gaulle, tous, partis politiques de droite, de gauche ou d’extrême droite, clergés des différentes religions, syndicats, francs-maçons de toutes obédiences, associations les plus diverses, etc., s’en réclament pour la défendre. Pourtant la famille reste un non-pensée dans notre société… Certes philosophes, sociologues, anthropologues, économistes, démographes font de beaux discours sur elle. Ils mettent en avant les filiations, l’héritage, le patrimoine, la consommation, le droit et les devoirs, etc… sans apporter de nouveaux éclairages pour la fonder.
Dans la pensée commune, tout le monde sait ou croit savoir ce qu'est une famille. Elle est inscrite si fortement dans nos mentalités qu’il n’est plus question de la définir ou de la questionner. Elle est une expérience si « familière » qu'elle apparaît de façon implicite comme une institution sacrée, un « allant de soi» issu de la Nature. Elle s’est installée « dans nos têtes » comme une référence sociale, atemporale et universelle, pilier de la société. Le mythe se décline ainsi : la famille est le produit du mariage de deux êtres, fruit d’un amour, dans lequel baigne une solidarité transgénérationnelle à toute épreuve. La Manif. Pour tous, cette association qui a lutté contre le mariage gay l’a magnifiée dans un logo repéré. La famille se compose d’un « papa » et d’une « maman » et de deux enfants, l’ainé étant le garçon !
Logo de la Manif Pour Tous
Une réalité sociale en fin de phylum
Pourtant tout se délite… sous des influences multiples : baisse du nombre des mariages, augmentation des divorces, des remariages et par là de multiples recompositions, avec nombre de familles monoparentales, de familles concubines (le couple n’est pas marié mais peut avoir des enfants), de familles recomposées, de familles adoptives, de familles homoparentales, de pactes civils de solidarité avec une généralisation de la cohabitation pré-maritale, la prise en compte des unions homosexuelles, etc.,.
Extrapolant ces tendances, certains en arrivent à admettre comme inéluctable la disparition de la famille entendue comme l’union physique, affective et stable d’un homme et d’une femme, fondée sur l’amour et la fidélité des époux. Pourtant, le nombre des familles monoparentales par exemple a doublé depuis les années 80. Un foyer sur cinq est concerné et pour 80% des cas, ce sont les femmes qui sont à leur tête. En France, 2,8 millions d’enfants vivent dans une telle famille dont les conditions de logement sont souvent difficiles et la situation économique précaire. A terme, le recours à l’assistance médicale à la procréation, aux dons de gamètes et, dans certains cas, à la gestation pour autrui est susceptible de diversifier encore le paysage familial.
Pour s’y retrouver, certain se reporte à la définition de l'anthropologue Claude Lévi-Strauss. Une famille est une communauté d'individus réunis par des liens de parenté existant dans toutes les sociétés humaines. Pas si simple pourtant ! Si on revient à sa réelle définition dans le chapitre III intitulé La famille de son livre Le regard éloigné (1983) :
« Si l'universalité de la famille n'est pas une loi naturelle, comment expliquer qu'on la trouve presque partout? Pour avancer vers une solution, tentons de définir la famille [...] en construisant un modèle réduit aux quelques propriétés invariantes qu'un coup d’œil rapide nous a déjà permis de dégager [...]: 1) la famille prend son origine dans le mariage; 2) elle inclut le mari, la femme, les enfants nés de leur union, formant un noyau autour duquel d'autres parents peuvent éventuellement s'agréger; 3) les membres de la famille sont unis entre eux par :
- a. des liens juridiques;
- b. des droits et obligations de nature économique, religieuse ou autre;
- c. un réseau précis de droits et interdits sexuels, et un ensemble variable et diversifié de sentiments tels que l'amour, l'affection, le respect, la crainte, etc.»
Déjà on peut noter que le célèbre anthropologue doute de l’universalité de la famille ! En scientifique averti, il sait bien qu'aucun de ces principes n'est universellement admis… Dans certaines populations africaines par exemple, il existe un mariage légal entre femmes. En Tanzanie, il existe une tradition, appelée "Nyumba Ntobhu", qui permet aux femmes de se marier entre elles, afin de protéger leur héritage. Elles vivent ensemble, dorment ensemble et partagent tout. En effet , les femmes n'ayant pas d'héritier masculin peuvent se voir privées de toutes leurs possessions. En épousant une autre femme, elles peuvent espérer que celle-ci finira par avoir un fils, qui deviendra alors leur légataire commun. L’épouse se fera inséminer par un homme d’un autre village qui sera payé pour ce service. Chez les Nuer soudanais, on retrouve une pratique presque similaire, une femme peut épouser légalement une jeune fille. Elle lui choisit ensuite un homme, un étranger pauvre, un Dinka, pour engendrer des enfants. Cet homme n'est rien d'autre que le serviteur de la femme-épouse ; et il accomplit, de fait, les tâches ordinaires d'un serviteur. On retrouve là une autre forme de famille que les sociétés occidentales a légalisé ces dernières années : la famille homosexuelle.
On connaît bien les familles polygamiques que l’on retrouve maintenant en Europe. On connaît moins les familles polyandriques qui existent largement en Afrique et en Asie. Au Népal, la plus typique est appelée « polyandrie fraternelle ». La femme épouse tous les membres d’une même fratrie, y compris ceux qui sont encore enfants. Au Tibet, les femmes prennent autant d’hommes qu’elles souhaitent. Certaines femmes portent à leurs chevilles un anneau par mari. Celles qui en avaient le plus étaient des femmes très estimées. Il ne faut pas les confondre avec les légendaires amazones qui elles vivaient entre femmes et sans hommes. Elles allaient chercher des hommes uniquement pour procréer et ne gardaient que les filles.
En général, la femme polyandrique passe chaque nuit avec un homme différent. Parfois elle peut avoir des préférences et favoriser un homme parmi les autres. Les enfants ont une mère et plusieurs pères. Dans certaines structures lorsque l’enfant à deux ou trois ans, on lui attribue le père qui lui ressemble le plus.
Dans d’autres civilisations, la tribu se substitue à la famille, les enfants sont élévés en commun et les décisions prises par les patriarches ou le conseil des anciens. L’oncle, le frère de la mère, est souvent plus important que le père. C’est le cas des sociétés sud-américaines où les enfants appartiennent aux femmes. Les hommes ont un rôle occasionnel et limité à la simple procréation lors de grandes fêtes très alcoolisées ou cocaïnisées. Enfin, en Australie et chez les Inuits, on continue à pratiquer le prêt des femmes, débarrassé chez les Arborigènes de tout lien physiologique. La famille n’apparaît que comme une forme d’association économique temporaire où l’homme apporte les fruits de la chasse et la femme de ceux du ramassage.
Sortir du tabou.
Dans l’après première guerre, nombre de réflexions ont émergé sur de possibles évolutions de la famille. Le livre le plus connu est celui de Georges-Anquetil, La Maitresse Légitime - Essai sur le mariage polygamique de demain (en autoédition 1922). Celui-ci souleva un important débat. L’auteur dut publier à sa suite des réactions, dont celle de J.-H. Rosny aîné, de l'Académie Goncourt : « Monsieur et cher Confrère, En effet, pourquoi pas la polygamie ? Pour mon compte, elle n'a rien de déplaisant. Mais, comme je suis féministe, si je « m'applique » la polygamie, il va falloir que j'admette la polyandrie. Alors, un Monsieur pourrait avoir, par exemple, trois femmes, dont chacune aurait trois maris. A première vue, ça parait assez compliqué. »
Devant la multiplication des polémiques, Anquetil ajouta un chapitre sur la polyandrie signé Jane de Magny, L'Amant légitime ou la bourgeoise libertine. Ces débats se poursuivront jusqu’à l’enterrement de Jean-Paul Sartre au cimetière du Montparnasse en 1980. Une foule énorme était venue manifester au philosophe et à Simone de Beauvoir leur soutien pour leur « philosophie de la libération ». Ils avaient inventé « l'union libre », une préservation de l'amour sans s'aliéner. Le couple s'autorisait à aimer d'autres, à aller trouver du plaisir ailleurs, tout en continuant l'alliance.
Couverture du livre de Georges-Anquetil, La Maitresse Légitime -
Essai sur le mariage polygamique de demain
Presque 40 ans plus tard, aucun fondement nouveau n’émergent des pensums des sociologues. Chacun bricole dans son coin, peu est argumenté et partagé. Pourtant que de souffrances, de déchirures, de malheurs entre les partenaires ou chez les enfants. Ils conduisent à la déprime, voire au suicide. Plutôt que de vouloir enfermer la famille dans des contraintes illusoires, comme le décrètent les diverses Eglises ou de maintenir coûte que coûte la famille par des avantages domestiques ou fiscaux comme le proclame le Front national, peut être serait-il utile d’avancer quelques pistes de réflexion pour dépasser le tabou.
Sur le cours terme, sans doute serait-il important de préparer les nouvelles générations à réfléchir sur le couple et sur sa place dans une vie… Et pour commencer sur le rôle de l’amour, en tant que générateur de vie commune. Ce « moteur » est très récent dans nos sociétés. Dans nombre de civilisations, y compris assez proches, ce sont encore les parents qui décident du mariage, parfois même avant la naissance. Nos rois ont bien connu cette pratique ! Et l’amour, est-il réellement un coup de foudre, un sentiment irrésistible ? Quels en sont ses réels soubassements ? Une simple prise de recul préalable éviterait nombre de désillusions : la visage de l’autre « peopolisé », la mode, la recherche de ressentis enfouis, la pression sociale, le prestige, des intérêts économiques, professionnels ? L’amour n’est-il pas un autre impensé ?..
Une approche du mariage ou plutôt de la vie en couple, du lien affectif ne devrait-il pas faire partie des incontournables d’un programme scolaire, dans le cadre d’une nouvelle discipline à introduire, l’anthropologie. De même, ne devrait-on pas apprendre à vivre en couple, c’est-à-dire comprendre les besoins, les désirs, les projets de vie de l’autre. Et comme il est fort difficile de rester à l’unisson, apprendre à gérer les conflits, à faire de la médiation, à rechercher en permanence non pas la solution, mais l’optimum. Le vie est paradoxe, elle est le fruit de tensions permanentes qui demandent à être régulées. Plutôt que de chercher la cohérence à tout prix, ne faudrait-il pas apprendre à vivre dans la différence, dans la controverse, dans le décalage des opinions, des désirs. Tout comme ils seraient importants de préparer les couples à élever des enfants… Un permis de « faire des enfants » à l’égal d’un permis de conduire serait bien un minimum !
Et si cela devient vraiment insupportables avec le temps, pourquoi ne pas anticiper et se préparer à vivre en famille recomposée plutôt que de la subir. Un contrat de vie commune à temps, éventuellement renouvelable, ne pourrait-il pas s’envisager ? La séparation pourrait très bien se préparer, se discuter sans se disputer ou se haïr. Pourquoi ne pas envisager une fête de séparation avec des rituels de retrouvailles ?
L’engagement sur une vie n’est plus une option réaliste et raisonnable ; la succession des partenaires, avec d’éventuelles périodes intermédiaires de célibat, pourrait devenir la nouvelle normalité, considérée comme positive et enrichissante, socialement aidée et valorisée. De « bonnes pratiques » existent, il serait bon de les partager pour mieux les faire connaître. Des Colloques, des sites sont à envisager ; le domaine est dramatiquement pauvre.
A moyen terme, de nouvelles pistes sont à inventer ou à reformuler. La plus immédiate est d’envisager de dissocier les moments de vie. Difficile de trouver dans son partenaire et sur la durée ce qui est recherché : le/la conjoint(e), l’amant(e), le/la confident(e), le tarzan sexuel ou la Jane,.. Pourquoi ne pas envisager, comme cela commence à se faire des soirées « foot » ou des soirées « fille », ce que j’appelle les « respirations du couple ». Nouveauté ! On accepte bien désormais de conserver ses ami(es), ce qui aurait été encore inacceptable dans les générations précédentes. Ces « respirations », sortes de « resourcements », pourraient être des moments transparents et discutés, où on choisit conjointement d’aller rencontrer son amant ou sa maitresse ou son tarzan sexuel ou sa Jane.
Une formule plus complète serait de séparer sa vie parentale, celle où on construit une vie commune avec des enfants, de sa vie sentimentale et de sa vie sexuelle. Pour y parvenir, du nettoyage est à réaliser dans nos têtes. Le vocabulaire pour commencer est à visiter ou plutôt à bannir : plus question de parler « d’adultère », « il m’a trompé », « je suis cocu ». Puisque les choix sont délibérés au même titre que les couples échangistes quand les deux partenaires sont consentants. Les « batards », gros drame jusqu’aux années 60 du siècle derniers ont bien disparu. Pourquoi continuer à cacher ses ami(es) de cœur ? La tendance n’est plus à dissimuler ou à exclure. Désormais parents biologiques et parents adoptifs peuvent se côtoyer. Chacun ont leur place… Ne pourrait-il pas en être de même pour les partenaires sentimentaux. Faut-il aller jusqu’à leur donner un statut comme on le suggérait dans les années 20 du siècle précédent ?
Pourrait-on encore reformuler la communauté versus post 68 avec des personnes dans des habitats individuels mais groupées sur un projet commun, des multiplicités de partenaires, des activités communes et des enfants élevés collectivement. Actuellement la tendance n’est plus dans cette direction. Peut-être pourra-t-on l’envisager à long terme pour des raisons économiques… encore faudra-t-il dépasser jalousie, possession et besoin de maîtrise. Ce que l’on peut observer actuellement, ce sont des couples hétéros ou plus souvent gay et lesbien qui vivent sous le même toit en élevant les enfants en commun. La multifamille est en route, veut-on aller vers des mariages de groupes ?.. Quelques « groupes » dans les pays nordiques commencent à le revendiquer.
A suivre…
En 60 ans, la famille s’est métamorphosée : autrefois unique elle est devenue plurielle. L’évolution n’est sûrement pas terminée. À la fin des années 1960, les baby-boomers, élevés selon des normes strictes ancrées dans le XIXe siècle, ont été porteurs de valeurs d’indépendance. L’essai n’a certes pas été « transformé » ! Rien n’a été anticipé ; tout s’est fait par a-coups, tout a été bricolé, ravalé ou trafiqué. Nombre de blessures, plaies, meurtrissures demeurent avec des peurs d’aborder franchement ces questions et des manques de réflexions sur les conséquences de certains choix.
Certes cette génération a mis en avant quelques chemins, mais les tensions et les frustrations subsistent. Seul le lien de filiation reste une donnée indissoluble pour les baby-boomers même s’il devient très bancal. Il en va autrement du lien conjugal qui lui est à (re)construire. Faudra-t-il s’inspirer d’autres pratiques issues d’autres cultures ou civilisations ? Devra-t-on aller « voir » chez les autres hominidés, et pourquoi pas chez les bonodos, pour relativiser ce qui semble un universel, devenu branlant !...
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