Education à la Santé

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Du corps objet au corps auteur

André Giordan (1), Président des JIES


Conférence introductive au 26ème journées de Chamonix

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A toutes les époques, dans toutes les cultures, le corps de l’homme et le corps de la femme ont fait l’objet d’éducation ou de rééducation.
Cette éducation pouvait s’atteler au corps physique directement, au point de le marquer irrémédiablement, sans passer par le cerveau ! Le corps était alors bandé, scarifié ou rectifié pour s’inscrire dans des normes ou des valeurs. Mais peut-on parler en la matière d’éducation ? Certains l’affirmaient...


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De manière plus « philosophique » ou du moins par analogie, on observe en Europe, à partir de la Renaissance, une corrélation entre la position du corps et les dispositions de l’esprit. Ainsi, le corps se doit d’être droit, à l’image d’une Nature qu’il s’agit sans cesse de redresser. « Tout ainsi qu’un arbrisseau, il se fait qu’étant entretenus droits (...), ils gardent en croissant une même forme. Ainsi pareillement, il advient aux enfants que s’ils sont bien droitement liés dans leurs bandelettes et langeots : ils croissent ayant les membres et le corps droit » (Rodion, 1536). Ainsi, corps droit et vertus sociales sont reliés : Les négligences du maillot et de l’âme commencent toutes les imperfections de l’un et de l’autre (Fortin de la Hoguette 1648).
Ce redressement est obtenu d’abord par des maillots ou des corsets avec armature. Puis progressivement, avec l’avènement de la bourgeoisie, par des exercices tout aussi contraignants.
Une éducation qui se veut «médicinale» est promue par des médecins. Elle devient « corporelle », puis «physique» quand l’armée (à laquelle succède l’éducation physique) prennent le relais.

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Corset pour jeune fille bourgeoise, début XIXème siècle

Bien sûr, la dimension sexuelle du corps est celle qui a été le plus réglementée, principalement pour l’inhiber. Le Traité le plus célèbre en la matière est celui du Docteur Tissot, recommandé par J-J. Rousseau. Son cheval de bataille : la masturbation. « C'est un tableau effrayant propre à faire reculer l'horreur. En voici les principaux traits: un dépérissement général de la machine ; l'affaiblissement de tous les sens corporels et de toutes les facultés de l'âme ; la perte de l'imagination et la mémoire, l'imbécillité, le mépris, la honte ; toutes les fonctions troublées, suspendues, douloureuses ; des maladies longues, bizarres, dégoûtantes ; des douleurs aiguës et toujours renaissantes ; tous les maux de la vieillesse dans l'âge de la force...» (Essai sur les maladies produites par la masturbation, 1760).
Ce qui a conduit à la production d’un matériel didactique adéquat quand le discours ne suffisait pas.

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Matériel didactique contre la masturbation (XIXème siècle)

Mais toutes les cultures ne sont pas autant répressives en matière d’éducation corporelle. Le Traité Taoïste conseille aux messieurs : «Les adeptes du Kung Fu sexuel doivent s'efforcer de répandre leur semence aussi peu souvent que possible. Sun Su Miao, un des plus grands médecins de la Chine antique qui atteignit l'âge respectable de 101 ans, n'éjaculait qu’après avoir fait l'amour cent fois. (2) »
Et aux dames : « Pour se préparer à l'amour et pouvoir parfaitement contrôler les contractions de la chambre de béatitude féminine autour de la «tige de jade» du partenaire, les geishas avaient coutume d'introduire dans leur vagin un oeuf de pierre ou de bois vernis qu'elles s'ingéniaient à déplacer à l'intérieur d'elles-mêmes.»… Un raffinement de conseils qui ne se limitent pas seulement aux positions, mais portent sur les ressentis et les touchers sont diffusés très largement dans la population.

Le corps est le premier espace éducatif par lequel les adultes façonnent l’enfant. Il est l’emblème où la société vient inscrire ses valeurs. Le biologique est infléchi par la culture, cette dernière intervient même dans ce qui pourrait paraître le plus naturel : l’éternuement ou la démarche. La physiologie est même dévoyé totalement par le social. Il suffit de regarder ce qu’est devenue la fonction alimentaire dans l’espace occidental. L’anorexie ou l’obésité deviennent de nouvelles épidémies !

1. Enseigner le corps ?

A toutes les époques, dans toutes les cultures, une série de préceptes qui transitent par l’éducation donnent au corps une forme, un maintien, un usage, une façon de se mouvoir, une manière d’exister... Et dans la majorité des cas, l’apprentissage des normes sociales, et plus particulièrement celles du respect à l’ordre établi et de l’autorité, prend le même chemin. L’école s’inscrit dans cette longue tradition. Le corps humain est au programme de l’école primaire et secondaire dans presque tous les pays, à l’exception de quelques pays à religion intégriste. Mais qu’enseigne-t-on vraiment ?

Comme le corps est l’espace de l’intime, on y gère en premier les tabous. En biologie, on présente un corps machine, décomposé en quelques mécanismes compartimentés…  Les plus célèbres et les plus évidents à tout enseignant sont la locomotion, la digestion et la respiration, dont on adore décrire les tuyauteries ou les rouages !..
La plupart du temps, les supports pédagogiques sont à l’image de cette approche ; les illustrations proposées, telles que les planches anatomiques, ressemblent aux planches à découper que l’on peut voir dans les boucheries. Elles ne donnent guère envie qu’on s’y attarde, si ce n’est pour satisfaire un certain goût morbide de voyeurisme !

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Matériel didactique pour l’école édité en Suisse

 

L'enseignement de ce « corps-machine » renvoie à des notions de commande, de programme, et de maîtrise. Rien d’étonnant que le corps humain tel qu’il est présenté à l’école ennuie les jeunes, et que le savoir approprié soit des plus limité. Toutes les évaluations confirment ce triste état de fait.

La formation des professionnels de la santé reste encore souvent profondément ancrée dans cette approche techniciste du corps. Les critères mis en avant sont la lutte contre la morbidité et la mortalité. La qualité de la vie, les ressentis et, d’une manière générale, l’approche holistique du corps telle que l’a défini Capra (1983 (3) et que l’on retrouve dans la médecine chinoise par exemple, sont peu pris en compte.

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Matériel pour la formation au soins infirmiers


Ce naturel, en fait cette évidence qu’on n’interroge plus, sont les produits historiques de moult discours et méthodes issues des sciences expérimentales qui ont structuré, et l’enseignement, et le discours médical. Ils sont le résultat d’une pensée développée au XIXe siècle et qui nous vient directement de la Renaissance, dont Descartes est la figure emblématique. Ne crachons pas dans la soupe ! Cette approche a permis nombre d’avancées, dont la quasi totalité de nos innovations thérapeutiques en sont le fruit. Malheureusement, elle a un revers paralysant pour la culture et pour la pratique médicale, le corps humain s’est trouvé réduit à sa seule composante organique. On ne traite plus un patient, mais une maladie ou le plus souvent un organe…

A la fin du XXème siècle, l'éducation physique et sportive s’éloigne définitivement de l’entraînement militaire et de la gymnastique médicale des XIXe et XXe siècles. Son objectif est de contribuer « à l'épanouissement harmonieux du corps, de la sensibilité, de la volonté, de l'intelligence, et elle favorise la santé psychique et physique de l'élève » (4). Elle est présentée dans les directives officielles comme une discipline qui « améliore les aptitudes physiques de l'élève, participe à sa formation générale et contribue à son bien-être physique, psychique et social et, par conséquent, à sa santé. Elle a pour but de développer le corps en tant qu'organisme et moyen d'expression, et d'améliorer les aptitudes physiques ».  En outre « elle enrichit, diversifie et stabilise les expériences psychomotrices » (5).
Par la pratique de disciplines sportives individuelles et collectives, l'élève acquiert des savoir-faire et des attitudes très variées et vit, par le jeu, des expériences humaines importantes; il devient ainsi capable de choisir entre les nombreuses formes de mouvement, de jeu et de sport qui se présentent à lui, et de s'y adonner en toute indépendance. »
Ainsi, l’éducation physique veut faire du corps autre chose qu’une mécanique, elle fait le pari de l’épanouissement, de l’expression et de l’autonomie. Néanmoins, dans son enseignement et sa pratique quotidienne, beaucoup reste encore à faire…

Aujourd’hui, le corps et son image sont les sujets par excellence des revues féminines ou destinées aux jeunes. Par leur discours d'ordre prescriptif, ces revues constituent un vecteur d'éducation. Elles dictent de manière plus ou moins implicite des conduites, des attitudes, des valeurs. Les « trucs » et les recettes, les conseils et recommandations, voire les injonctions que dispensent les auteurs de leurs lignes, légitimés toujours par des spécialistes du monde médical, esquissent des modèles de corps différents. Ce sont tour à tour des corps « sculptés », « dessinés » ou « remodelés ». Sont proposés ce qu’on pourrait appeler des corps « superficiels », dépourvu d'espace intérieur, des corps « machines », des corps « énergies », des corps « liquides » ou des corps « perméables ».... Tantôt la peau fait l'objet de gommages et rectifications pour paraître lisse et donc intemporelle, tantôt l'éclat du teint se veut révélateur de la « santé intérieure », entretenue par une initiative suffisamment «drainante» et «détoxifiante», alliant gymnastique, alimentation et rythme saisonnier.
Ces articles constituent ainsi le reflet d'un savoir profane en matière de vécu du corps, de santé, de maladie, d'éducation à la santé. Une fois de plus, des normes sociales strictes ou de type panacée sont édictées. On y privilégie l’apparence, et dans son prolongement, la consommation.

2. Interroger le corps pour une culture

Le corps, la santé ou encore l'amélioration de celle-ci par l'exercice physique semblent « fonctionner » dans et hors l'école, comme un allant de soi : un élément de doxa. C'est cet « allant de soi » que nous nous proposons d'interroger. Quelles sont aujourd'hui les conceptions collectives sur le corps, sur la relation qui existe entre activité physique et santé ? Quel imaginaire de la santé et de la maladie véhiculent-elles ? Quels modèles du corps et quelles pratiques corporelles valorisent-elles, soit de manière implicite, soit plus explicitement ?
Comment répondre aux enjeux actuels ? Comment aller au-delà de l’apparence ? D’autres valeurs, et par là d’autres éducations, ne seraient-elles pas à imaginer ou à promouvoir ? En définitive, sur quoi se centrer et comment fournir des savoirs « porteurs » sur qui nous sommes ? ou qui nous voulons être ?

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Photo de corps de femme par Bonnard

Parmi les multiples directions à explorer, trois vont faire l’objet de cette introduction. Une première piste se situerait dans l’apprivoisement de son corps. Le jeune, notamment l’adolescent, est dans l’étrangeté par rapport à lui. Il serait donc intéressant de développer une éducation qui rende le corps (son corps) familier, notamment à travers la reconnaissance et l’acceptation de ses sensations, de ses émotions, de ses désirs : Comment les reconnaître ? Comment gérer ces ressentis, et les connaître de « l’intérieur »? Comment dépasser les tensions qu’ils provoquent immanquablement ? Mais aussi, quelle place donner au plaisir, surtout lorsqu’il est lié à un rapport ludique d'échange avec l’environnement ou avec l’autre ? Comment dépasser ses stress, ses frustrations ; comment les apprivoiser, les positiver, les exprimer, les partager ? Eventuellement, comment investir l'état amoureux ?
La personne se trouve trop souvent évacuée, voire niée, dans l’enseignement actuel. Dans les cours de biologie ou d’EPS, il nous paraît indispensable de réintroduire un corps vivant et vécu, en l’envisageant comme « l’auteur » d’actions et porteur de convictions et de sens. Cette approche permettrait déjà de cesser de faire du corps une marchandise. Elle permettrait au jeune d’exprimer et de reconnaître qui il est… La personne a une place prioritaire et inexploitée dans l’apprendre.

Une deuxième direction serait de prendre conscience de ses capacités corporelles.  Un corps, ce n’est pas rien. Les jeunes sont si fiers par exemple de leur « scoot » (scooter)… qui ne fait pourtant que 300 pièces. Un corps humain, c’est 40 mille milliards de « pièces », les cellules. Et chacune de ces « minusculissimes » cellules n’est pas qu’un amoncellement de « briques », empilées les unes sur les autres. Chacune présente des raffinements inouïs, dignes d’un meilleur scénario de science-fiction. Une seule cellule intestinale, d’un centième de millimètre, peut avoir jusqu’à 30 000 villosités pour augmenter sa surface externe et faciliter l’absorption des aliments digérés. Une simple cellule du foie peut contenir 1 000 à 2 000 mitochondries, lieux d’intenses activités énergétiques, ou encore des dizaines de milliers de ribosomes qui synthétisent des milliers de protéines différentes. Dans chaque intérieur cellulaire, des centaines de milliers de réactions chimiques s’y déroulent à la seconde.Pour produire la peau, les muscles, les os... et tout le reste, le corps fabrique plus 100 000 produits différents, dont trente mille sont de vraies merveilles de sophistication, les enzymes….
Découvrir et prendre conscience des capacités incroyables du corps renforce l’estime de soi, mais pas seulement. L’individu s'en préoccupe peu, seulement quand la maladie est là. De même, il n’utilise pas suffisamment ses compétences, qu’elles soient cognitives (nous n’utilisons que le millième des capacités du cerveau !) ou réparatrices (6)…
… Et quand je vois le mépris que certains groupes d’hommes ont pour le corps à travers les guerres, les attentats, les tortures, les viols ou les égorgements, j’aurais envie de composer pour l’école un « hymne » au corps... Plus pragmatiquement, une place importante faite à la personne et à son corps peut contribuer à préserver la santé. Nos décideurs devraient être plus attentifs à une telle approche… ne serait-ce que pour combler le trou de la sécurité sociale...

La troisième piste est dans une mise en perspective de l'imaginaire social des liens entre corps, santé, gestuelle, émotions, mais également culture, éthique, art de vivre. Elle peut conduire à mieux comprendre les manières de se représenter le corps humain, et la façon dont les conceptions que nous avons de ce que sont la santé et la maladie peuvent avoir sur nos vies. Il ne faut pas oublier que les techniques de prévention ou de soins sont extrêmement liées au contexte social, aux avancées scientifiques, à l'histoire des idées et surtout aux différentes façons de penser l'être humain.
En effet, selon les perspectives choisies, les conceptions de la santé s'articulent différemment : absence de maladie, silence des organes, forme, beauté, condition physique, estime de soi, sentiment d'exister... La conscience de son corps n'est pas dans l'image ! Faire entrer le corps avec ses multiples dimensions dans la culture, pourrait être cette direction. En explorant, en conjuguant et en tissant les apports des différentes disciplines, il devient possible de resituer le corps, son corps.
Le croisement de ces approches permet de mettre en tension «l’ordre» scientifique et les dimensions «symboliques». Elle peut relever le défi d’une interprétation plus respectueuse de la complexité de l’humain. Différentes façons de vivre son corps peuvent alors être campées, confrontées ; de nouvelles manières non limitées à la seule apparence peuvent être inventées.

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Montage de photos
Pierre gravée Zapothèque sur l’accouchement, Tableau de bordel de Pompéi
Femme à l’arbre (Moyen-âge)

Voilà quelques-uns des enjeux de nos Journées… Je les espère riches pour sortir définitivement de ces approches encore si naïves, si frustres sur ce qui nous est le plus intime. Le corps est un beau terrain d’aventure !


Le corps en… Je.
Pièce d’André Giordan et Anne Fauche, jouée par les auteurs le deuxième soir des JIES

 


1. André Giordan, Professeur, Laboratoire de Didactique et Epistémologie des Sciences, Université de Genève, Courrier électronique giordan@pse.unige.ch
Site Web : http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/giordan/LDES/index.html

2. Il conseillait à ses patients de rechercher l'orgasme non éjaculatoire mais admettait la libération occasionnelle du sperme, suivant l'âge :« Un homme de 20 ans peut éjaculer une fois tous les quatre jours. Un homme de 30 ans peut éjaculer une fois tous tes huit jours.  Un homme de 4O ans peut éjaculer une fois tous les dix jours. Un homme de 50 ans peut éjaculer une fois tous les vingt jours. Un homme de 60 ans et plus ne devrait plus du tout éjaculer... »

3. Capra, F. (1983/1990) Le temps du changement, Ed. du Rocher

4. Programme officiel français.

5. Ibidem

6. Pour en savoir plus : A. Giordan, Le corps humain, la première merveille du monde, Lattès, 1999. A. Giordan, Comme un poisson rouge dans l’homme, Payot, 1995