L’envie d’investiguer

André Giordan

 

“On a envie de foot,... on a envie de rap (...).
M’sieur, on a pas envie de faire des sciences”.
“Ça pue..”.
“On y comprend rien...”
“Ça sert à quoi, c’est relou, c’est antchi !”.
C’est ainsi que, le plus souvent, les jeunes des banlieues voient les sciences et les techniques.
Il est vrai que le questionnement s’étiole très rapidement au cours de la scolarité tandis que la passivité s’accroît. Les élèves des grandes classes attendent que “ça se passe”. En fait, l’enseignement des sciences, tel qu’il fonctionne classiquement, crée globalement de l’ennui, voire une sélection. “M’sieur, on se fait jeter (de l’école) à cause de vos sciences...”.
Pourtant, de plus en plus d’enseignants, notamment dans les quartiers les plus difficiles, tentent de nouvelles pratiques qui donnent des résultats intéressants.

Motiver = mission impossible ?

Pourquoi l’enseignement des sciences démotive-t-il autant les élèves ? La lourdeur et l’inadéquation des programmes par rapport à la vie, ainsi que la stérilisation des méthodes pédagogiques habituelles en sont sans doute les premières responsables. L’école répond à des questions que les élèves ne se posent pas. Et, parfois, elle évacue leurs besoins et leurs intérêts en voulant trop leur faciliter la tâche (“On a rien à faire, tout est déjà préparé”, “Le prof, il fait tout, il nous montre”, “On peut jamais rien faire tout seul”). Le découpage des programmes et la conception habituelle des cours incitent rarement à la poursuite d’un projet personnel.

Mais alors, que faire ? Trouver des solutions au quotidien tient-il du miracle ?
Bien sûr, ce n’est pas par un simple coup de baguette magique que l’on va donner envie d’apprendre ! “L’envie” est un sentiment à la fois très naturel (“La tête du prof. nous plaît, on apprend pour lui faire plaisir”) et en même temps très difficile à déclencher.

Concrètement, comment susciter cette envie ? Comment la créer quand elle n’existe pas “naturellement” ? 
Il est essentiel d’entretenir avec grand soin la curiosité initiale des élèves. Pour cela, tout enseignant ne doit jamais oublier qu’il est avant tout une personne. Cela est sans aucun doute beaucoup plus important que les maigres notions qu’il pourra “faire passer” ! Jusqu’à présent, toute envie était réprimée à l’école. Les pêchés capitaux ne font-ils pas encore partie de notre inconscient collectif ? Il y a là un paradoxe à gérer. Apprendre tient de l’effort mais, sans désir, nul n’accepte de mettre en marche une dynamique aussi coûteuse. Effort et envie sont donc à initier en parallèle pour faciliter l’acte d’apprendre.

L’enseignement des sciences doit donc se donner pour tâche de soutenir l’envie d’apprendre. Et quand celle-ci est absente, le maître devra la créer de toute pièce. “Donner l’envie d’apprendre” devrait d’ailleurs correspondre à une préoccupation essentielle. Ce n’est en aucun cas “une perte de temps”, comme le déclarent parfois les enseignants. Quand l’envie est là, le reste devient plus facile ; la plus grande partie du travail éducatif est faite.
Quand il est passionné par un sujet ou un projet, un élève accepte des pratiques scolaires, même très rébarbatives. Intéressé, il peut travailler par lui-même, s’investir, donner de sa personne. Regardons les jeunes s’adonner au skate ou au roller ; ils recommencent des milliers de fois un “exercice”, car celui-ci a du sens pour eux.

Le découpage du temps scolaire est également à repenser. Il est difficile de motiver un élève sur un sujet de sciences… juste après un cours d’éducation physique… et juste avant une interrogation de mathématiques, d’autant qu’il faut relancer la motivation une semaine plus tard sur le même travail ! Tout se joue dans une résonance entre les besoins, les intérêts, les désirs, les attentes, les aspirations des apprenants et les situations pédagogiques proposées. Là réside toute la difficulté !
Une activité, pour être motivante, doit prendre en compte ce que nous nommons “le projet d’être ou de faire de l’élève”. Toutefois, autre paradoxe, le rôle de l’enseignant n’est pas de se limiter aux désirs immédiats de l’élève. Celui-ci doit découvrir ce qu’il ne connaît pas, donc qu’il ne peut demander. On doit donc toujours lui proposer, voire lui imposer, un contenu éducatif. Mais c’est peut-être la manière de présenter l’activité qui est à revoir (“Ce matin, nous allons étudier les fractions.”) ! L’enseignant doit prendre du temps pour interpeller, pour inciter l’élève à se questionner sur le sujet. C’est à ce niveau que les situations-problèmes prennent tout leur sens (voir chapitre traitant de ce thème).
Prenons un sujet plutôt rébarbatif : la vie d’un ver de terre (!).
On sait bien que l’élève s’intéresse essentiellement à sa personne. De ce fait, l’enseignant le motivera beaucoup plus s’il compare la vie de l’animal à  son propre vécu.  “Comment fait-on pour vivre ?”, “ Comment vivent mes cellules ?”, “ Et comment un simple ver peut-il réaliser toutes les fonctions alors que mon corps a besoin de soixante mille milliards de cellules ?”. Ramener les explications à soi, à une histoire qui nous fait vivre, ou même à de grandes questions philosophiques, est toujours source de motivation.

Pour aborder un savoir, l’apprenant peut avoir besoin de ressentir un “vide” ou un “manque” dans son existence. Pour s’intéresser au cerveau, l’élève doit sentir, par exemple, qu’il n’a pas suffisamment de pouvoir sur lui-même et/ou pas assez confiance en ses propres capacités. Il ne sait pas ce qui se joue dans sa tête. Ses connaissances sont insuffisantes pour qu’il puisse “bien vivre” et, par là, il “rate des trucs”. Connaître le cerveau n’est plus une accumulation de concepts comme ceux de “neurone” ou de “neuromédiateur” ; cela peut devenir un “passage obligé” pour aller vers ses désirs ou pour réaliser ses projets.

D’autres approches possibles s’appuient sur le besoin d’identité. Face à des sujets rébarbatifs, comme les opérations, les symétries, les figures géométriques en mathématiques ou en sciences, les savoirs “passent” mieux si on permet aux élèves de s’identifier aux personnages qui ont travaillé ces savoirs, aux problèmes que ces derniers se sont posés ou aux circonstances dans lesquelles ces connaissances ont été produites.

Les sources de motivation sont multiples ; nous ne pourrons les citer toutes ici (voir organigramme).

Dynamique de l’envie d’apprendre

Quelques caractéristiques cependant : les situations pédagogiques sont “motivantes” si elles présentent de la nouveauté plutôt que de l’habitude, si elles donnent l’occasion de faire des choix, si elles conduisent à des questions plutôt qu’à des réponses ou si elles permettent à l’individu de se fixer sur un projet à atteindre.
Un élève, engagé dans une compétition sportive, se sent obligé d’améliorer sa vitesse. Il se mettra en situation d’apprendre à faire des exercices de musculation, à développer sa vélocité ou encore à améliorer son démarrage. Cela peut même l’amener à se documenter sur l’hygiène de vie et sur un régime diététique particulièr.

Le défi pédagogique

Le niveau de compétence et la personnalité bien engagée de l’enseignant influencent également la motivation. Un maître, passionné lui-même par le contenu qu’il enseigne ou par le fait même d’enseigner, donne envie à ses élèves de se dépasser. La passion qu’il met dans ses propos peut donc être contagieuse.
Finalement, l’envie d’apprendre est loin d’être simple à comprendre. Mais l’obstacle essentiel n’est pas là. Il est dans nos têtes d’enseignants. Un certain courant pédagogique veut nous faire croire que “tout” doit être maîtrisé. Mais, cela s’éclaire lorsqu’on n’envisage plus la motivation comme une capacité intangible, faite d’un bloc. Il ne faut plus penser pouvoir la favoriser par un seul type d’intervention. Un grand nombre de ressorts interviennent, sur lesquels il est important d’agir. Certains sont propres à l’individu, d’autres à la situation d’apprentissage. Tout est dans “la capacité de toucher juste”. On sait bien qu’un enseignant, s’occupant constamment  d’un enfant pour le stimuler, pour l’encourager (“C’est pour son bien !”), peut créer chez lui des blocages souvent profonds.
Le métier d’enseignant est bien difficile !

Faire des investigations dans les écoles dites “difficiles”

Faire des sciences dans les quartiers perçus comme “difficiles” (les ZEP en France par exemple) réclame de la part de l’enseignant beaucoup d’initiatives et de créativité. Ces enfants ou ces adolescents n’entrent plus dans le jeu scolaire habituel de l’écoute passive ou du “faire semblant”, pour faire plaisir au professeur.
Si les thèmes d’étude ne leur “parlent” pas ou si ceux-ci ne sont pas continuellement mis en perspective par rapport à leurs questions immédiates, aussitôt ils divergent : soit ils font tout à fait autre chose, soit ils provoquent le professeur pour le faire réagir.
Un surcroît d’écoute, d’originalité et de création de sens, de la part de l’enseignant, est alors indispensable. Plusieurs stratégies sont possibles.
La première est de prendre une certaine liberté avec les programmes, quitte à les mettre en perspective. L’enseignant propose uniquement (du moins dans un premier temps) des sujets d’étude qui concernent directement les élèves. Ce sont par exemple des questions techniques liées à des préoccupations de jeunes :
- “Comment gonfler le moteur de ma mob ?”
- “Comment je booste mes baffles ?”
- “Internet, ça marche comment ?”
“ Comment on règle une antenne parabolique ?”
Il peut s’agir de questions concernant leur propre personne : la diététique chez les filles, la musculation chez les garçons.
Les “grands problèmes” qui les touchent directement constituent une autre  approche pour les motiver et les intéresser aux sciences :
- “J’avais peu de probabilités de naître… et pourtant je suis né !”
- “Je suis unique, personne n’a, n’a eu et n’aura le même patrimoine génétique que moi”,
- “Je suis extrêment complexe, je ne suis pas rien”,
- “Je suis le produit de l’histoire de l’univers”.
D’autres pistes demandent de partir sur des questions de citoyenneté où les sciences et les techniques sont impliquées : manipulations génétiques, clonage... Le recours à l’actualité, notamment par le biais des émissions de télévision, est un bon point de départ. Les films de sciencefiction constituent également d’excellents points d’accrochage.

Tant que le rejet de l’école se poursuit, l’attention reste superficielle et la motivation a constamment besoin être relancée. L’enseignant doit donc faire une large place :
- aux travaux concrets pouvant déboucher sur des projets,
- aux discussions de groupe et de classe (en s’appuyant par exemple sur des techniques de type confrontation ou jeu de rôle).
- aux défis que l’on peut lancer (ou se lancer).
Bien sûr, le professeur de sciences a plus de chances de réussir s’il est intégré à une équipe éducative qui tente d’induire un autre état d’esprit face à des jeunes qui sont parfois en rupture totale. C’est donc un tout autre climat qui devra être créé au sein de l’établissement scolaire.