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Le
niveau monte, mais les savoirs "utiles" aussi...
André Giordan
Il
est heureux qu'à nouveau le problème de la transmission
des connaissances se pose au grand jour. Certes le problème est
ancien, Socrate ne se plaignait-il pas déjà : "Les
jeunes d'aujourd'hui aiment le luxe, ils sont mal élevés,
méprisent l'autorité, n'ont aucun respect pour leurs aînés
et bavardent au lieu de travailler" ? Il n'était pourtant
pas le premier à se plaindre que le niveau "baisse",
ainsi qu'en témoigne cette inscription sur une Tablette d'argile
babylonienne, dont l'âge est estimé à plus de 3000
ans : "La jeunesse d'aujourd'hui est pourrie jusqu'au tréfonds,
mauvaise, irréligieuse et paresseuse. Elle ne sera jamais comme
la jeunesse du passé et sera incapable de préserver notre
civilisation" .
Sous l'angle de l'acquisition du savoir scientifique, voilà déjà
plus de 10 ans que nous tentons d'aborder ce problème, car c'est
peut-être dans ce domaine où les questions se posent avec
le plus d'acuité (1). En effet, un certain nombre de recherches,
tant en Europe qu'en Amérique du Nord, mettent en évidence
qu'alors même que le niveau des élèves aux examens
augmente à l'instar du savoir scientifique enseigné durant
la scolarité, les connaissances sont oubliées au bout de
quelques années, voire de quelques semaines ! Leur transfert en
dehors de l'école est laborieux, elles sont difficilement réutilisables
dans la vie courante, pour discuter avec un spécialiste (un médecin
par exemple) ou dans la vie professionnelle pour orienter une décision
. Enfin, elles n'assurent pas de rôle intégrateur, en particulier
vis à vis du flux d'informations qui nous vient des médias.
Et cela à l'aube du XXIème siècle, dans un monde
largement dominé par la science, et à une époque
où les médias amplifient l'importance de la moindre innovation
technologique (2).
Toutefois, mettre en avant uniquement la question du niveau est un leurre
ou un slogan conjoncturel peu fondé, si deux autres problèmes
ne sont pas soulevés en même temps. Quelles connaissances
doit-on transmettre? Comment les transmettre si on veut avoir quelques
chances de les "faire passer" ?
Quelles connaissances transmettre ? Il s'agit en effet d'une question
importante, car peut-on continuer encore longtemps à imposer des
programmes démentiels, aux contenus incohérents, centrés
sur les anciennes disciplines classiques et fabriqués le plus souvent
par réductions successives à partir de ce qui est demandé
dans les classes préparatoires aux grandes Ecoles, ceci déterminant
le travail des classes terminales, ce qui induit, par nécessité,
les programmes antérieurs jusqu'au début du secondaire et
même avant ? Pourtant 1% seulement des élèves accéderont
à ces classes préparatoires. Quel gâchis pour les
autres ! Une étude comparative des instructions officielles en
cours dans les divers pays européens semble en cela révélatrice
: les programmes allemands, suisses, scandinaves par exemple, sont moins
chargés que les français, les italiens ; pourtant les résultats
économiques et sociaux de ces pays sont loin d'être négligeables.
Va-t-on continuer longtemps à enseigner des connaissances anecdotiques
ou dépassées, parce qu'une certaine habitude de les rencontrer
peut faire penser qu'elles sont indispensables ? D'autant que la plupart
des programmes sont soit le produit d'une réflexion style "coin
de table", soit naissent d'un consensus délicat entre divers
groupes de pression constitués uniquement de spécialistes
; bref, ils ont été élaborés sans qu'il y
ait eu de véritable réflexion nationale à leur propos.
Une discussion importante est à mener sur ce point, car cette question
n'est pas seulement technique, elle dépend des choix et des priorités
sociales attribuées à l'éducation. Doit-on uniquement
ingérer des connaissances pour une future profession scientifique
ou technique ? Doit-on apprendre les sciences pour connaître et
savoir prendre en charge son corps ou l'environnement habituel et technique
dans lequel on vit ? Doit-on acquérir un savoir parce que la science
constitue un prétexte, comme ce fut le cas du grec et du latin,
pour développer des qualités intellectuelles ? Doit posséder
des savoirs scientiques pour prendre part à la régulation
de la démocratie, puis que de plus en plus souvent les choix politiques
comporte une composante scinetifique et technique ? Ou encore doit-on
faire des sciences pour se situer, ? Etc... Suivant que l'on poursuive
prioritairement l'une ou l'autre de ces finalités, le choix des
savoirs à privilégier sera différent. Or cette définition
des objectifs devant être assignés à l'éducation
ne peut dépendre de la décision d'un administrateur ou d'une
quelconque commission constituée d'éminents spécialistes.
Elle demande à être débattue le plus largement possible
et il serait souhaitable qu'elle fût l'objet d'un consensus national
..., voire européen.
Quelles connaissances sont donc nécessaires à notre époque
? L'école ne peut plus se limiter à un corpus de savoirs
définis, et cela pour plusieurs raisons. Premièrement, on
prévoit (et on commence à le constater) un accroissement
exponentiel des connaissances, qui seront multipliées par 2 tous
les dix ans. Peu importe ce chiffre qui peut prêter à discussion
au niveau des "spécialistes": le fait est là,
et il ne sera pas sans conséquences pour le système éducatif
: va-t-on prolonger le nombre de sujets à traiter (et par là
le nombre d'heures) d'un facteur équivalent ? De plus, peut-on
prévoir quelles connaissances seront fonctionnelles dans 20 ou
50 ans ? Enfin, les mass media, l'informatique, la télématique
vont révolutionner les modes d'information. L'école n'est
déjà plus le seul lieu d'apprentissage du savoir ; elle
risque même d'être de plus en plus occultée par ces
techniques plus attrayantes. Là aussi des mutations sont à
préparer.
Il s'agit d'être prospectif en la matière. Le problème
des connaissances risque de devenir, à court terme, tout aussi
aigu que celui de l'énergie hier ; non pas cette fois du fait de
leur épuisement, mais plutôt à cause de leur surabondance
et de leur renouvellement rapide. Face à ce développement
accéléré, un certain nombre de choix draconiens sont
à faire. De plus, l'appropriation d'un "savoir minimum"
par le citoyen moyen n'ira pas de soi. Déjà, dans le cadre
restreint de l'école, on observe que les élèves ...
et même les étudiants, sont aujourd'hui pratiquement paralysés
face à la masse d'informations à laquelle ils sont confrontés.
Ils n'en "digèrent" que quelques bribes qui constituent,
dans leur tête, un étrange "patchwork" composé
de connaissances émiettées, parcellisées et en aucun
cas opératoires.
L'école, face à cela, ne peut plus se réduire à
un programme de connaissances ; au contraire, elle se doit d'être
novatrice en la matière. Elle doit promouvoir le savoir en tant
qu'outil, d'une part en se centrant sur une dizaine de concepts de base
interdisciplinaires qui constituent autant d'angles d'approche de la réalité
d'aujourd'hui, d'autre part en apprenant à organiser la masse des
connaissances actuelles. Sur ce dernier plan, si elle veut éviter
que l'élève soit perdu ou dépassé par ce flot
continuellement renouvelé, l'école doit d'abord nécessairement
apprendre à trier les connaissances, à les gérer,
à les structurer, elle doit entrainer à se situer par rapport
à elles, à connaître leurs domaines de validité
... et même à en produire !
Conjointement, la question se pose de savoir comment "faire passer"
les connaissances pour qu'elles conservent un certain niveau d'efficacité
et donc leur intérêt instructif. Ce plan également
mérite d'être débattu le plus largement car ce n'est
pas non plus un simple problème de pratique pédagogique.
Il situe les termes du rapport au savoir, il implique de ne pas limiter
les discussions à des problèmes de programmes et d'heures,
il impose une véritable formation des enseignants. Un grand nombre
de travaux de didactique - et les pays européens ne sont pas en
retard dans ce domaine - montrent que ce n'est pas parce que l'enseignant
a traité tout son programme et a mené son cours avec sérieux,
qu'il a fait acquérir un savoir. Celui-ci ne s'intègre pas
par simple transmission passive d'une personne "qui sait" à
un élève ignorant.
Contrairement à ce que l'on pense empiriquement, l'enseignement
d'un savoir est un processus complexe, parce que dépendant de l'apprenant,
parce qu'actif. Toutefois, ce dernier mot demande à être
explicité, car il a été trop souvent galvaudé
; ce n'est pas parce que l'élève bouge ou s'agite et qu'il
répond à des devinettes posées par le maître
qu'il est intellectuellement actif. Inversement, on peut ne pas être
passif face à une situation magistrale. Cela signifie surtout que
c'est celui qui apprend doit s'approprier chaque parcelle de savoir. D'où
un ensemble de contraintes à promouvoir que les recherches récentes
d'intelligence artificielle, de didactique et d'épistémologie
ont mises à jour : importance de la motivation, ou du moins du
sentiment "d'utilité" du savoir ; priorité au
savoir en tant que question ; mise en avant des attitudes et des démarches
scientifiques qui sous-tendent les savoirs ; élaboration par approximations
successives, des connaissances "à partir et contre" les
conceptions et les systèmes de pensée des apprenants ; apports
sélectifs et pluri-argumentés de l'enseignant, sorte d'interface
entre l'élève et la connaissance (2) etc...
Alors, pourquoi ne pas recentrer l'école, sur le savoir ? Mais
"connaître", ce n'est plus simplement retenir temporairement
une foule de notions anecdotiques ou encyclopédiques pour les "régurgiter".
"Savoir", c'est d'abord être capable d'utiliser ce qu'on
a appris, de le mobiliser pour résoudre un problème ou clarifier
une situation, alors que l'enseignement actuel impose la passivité
et l'ennui, et que l'élève, loin d'y trouver une motivation
(à défaut d'une vocation), s'empresse de tout oublier dès
qu'il a réussi son examen.
Savoir, c'est pouvoir construire des modèles, c'est combiner des
concepts appartenant à des disciplines différentes, c'est
être acteur de sa propre formation, c'est pouvoir se placer dans
un processus de formation permanente qui ne se limite pas à l'école,
mais où les divers médias ont une place prépondérante.
Autant d'éléments qui fonctionnent habituellement chez ceux
qui réussissent, et qui sont cultivés systématiquement
dans les centres de formation pour jeunes cadres et ingénieurs
dynamiques, au Japon, aux Etats-Unis par exemple. Dès lors, est-ce
une utopie que de tenter de les généraliser ? Voilà
quelques vraies questions d'actualité pour un enseignement de qualité.
D'autant plus que les connaissances ne seront mobilisables et remodelables,
pour faire face aux changements du monde actuel, qu'à la condition,
non pas d'être mémorisées pour un examen également
dépassé dans sa forme, mais d'être fonctionnelles
et cela ... dès l'école.
(1) A GIORDAN (sous la coordination) 1978, Quelle éducation
scientifique pour quelle société ? PUF
(2) A GIORDAN et G DE VECCHI 1987. Les origines du savoir, Delachaux
et Niestlé.
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