Concevoir des expos autrement :
conséquences des nouvelles idées sur l’apprendre

André Giordan

 

Conférence présentée à Namur dans le cadre Médiation muséale et patrimoniale.
Enjeux et perspectives, Moulins de Beez – Namur,
Musées et Société en Wallonie ASBL, le 10 février 2012

Les nouvelles idées sur le désir de savoir, sur le questionnement, sur le comprendre, promues par le modèle allostérique (allosteric learning model) interpellent fortement la conception muséologique ou médiatique. Elles mettent l’accent sur la place du visiteur, l’importance de bien connaître ses conceptions –y compris ses questions, son regard sur…- et de les prendre en compte. Le visiteur n’est plus un simple consommateur, il est de plus le seul « auteur » de son « regard ». Chaque personne ne voit que ce que sa structure de pensée lui permet, elle ne comprend que ce qu’elle peut décoder. Et tout se joue d’abord en amont, au niveau de son désir de comprendre ou en aval sur son rapport au savoir ou à la culture.

Dans ses applications pratiques, la « démarche allostérique » permet de dépasser les présentations habituelles frontales ou type « presse-bouton » ou encore les expériences intuitives ou actives. Des ilôts d'activités multiples ont ainsi été mis au point (Cité des Enfants, exposition Désir d'apprendre, miniUni, miniLab) ; elle a conduit à différencier salles et espaces (Museum du Luxembourg, Exposition Méditerranée,..).

Mots-clef
Muséologie, scénographie, comprendre, désir de savoir, conception

Les musées ou les expositions actuels comportent toujours des adhérences de leur « enfance » ; or leur Histoire moderne démarre avec les Cabinets de curiosités. La médiation muséale n’est pas indépendante du lieu et le lieu s’affranchit toujours difficilement de son histoire. Ainsi de nos jours, la « philosophie » accumulatrice et exhibitionniste du Cabinet (Diderot et D’Alembert,1751) peut se retrouver présente dans un lieu actuel de sciences, comme par exemple au Museum d’Histoire Naturelle d’Oxford, dans des Galeries d’art comme au Walker art center de Mineapolis ou encore dans des lieux encore plus surprenants comme ce Musée des Papillons de Saint Tropez (1).
Dès lors peut-on s’en détacher et concevoir autrement (Vergo 1989, Witcomb 2003) ? En amont, encore s’agit-il de s’interroger sur la spécificité du musée, de la Cité, d’un Palais ou d’un lieu de savoir ou encore d’une exposition (Davallon 2002, Desvallées & Mairesse 2011) ?  Sont-ils toujours à considérer comme des lieux de délectation à usage d’un mécène pour le compte de ses seuls amis ? Peut-on les envisager comme des lieux de loisirs, pour le plaisir, pour le désir, pour la joie ou pour passer en famille un week-end pluvieux ? Etc.. Ou a contrario veut-on en faire des espaces d’éducation ? Et quand l’apprentissage est évoqué, est-ce apprendre des savoirs, apprendre une démarche ou simplement une sensibilisation à un type d’art ou d’industrie, une interpellation sur une question de société ou encore un regard sur…, par rapport à… ? Le musée, la cité, voire l’écomusée peuvent être encore envisagés à bien d’autres desseins… On peut les examiner par rapport à un patrimoine à conserver, on sait les projeter en fonction d’une activité touristique ou encore pour valoriser un nationalisme ou à une identité. On trouve bien de multiples musées Jeanne d’Arc en France (2) ou Guillaume Tell en Suisse (3) !
Sur le plan conception et réalisation, la tradition du Cabinet de curiosités est également toujours bien présente. Le musée, l’exposition sont généralement conçus de façon descendante. Un (ou une équipe de) conservateur (s), un commissaire ou un curator dépositaire d’une collection d’objets ou d’idées, s’est substitué au mécène pour engendrer a priori un projet. Il (ils) le réalise(nt) ensuite, avec l’aide de scénographes, de graphistes et désormais de spécialistes du numérique. Le visiteur, ce qu’il est, ses attentes, ses questions sont rarement prises en compte ou au mieux de façon intuitive (Giordan 1996). Quant à la médiation présence qui connaît mieux ses visiteurs, elle intervient généralement après l’ouverture pour tenter de pallier aux manques, aux décalages et aux dysfonctionnements !..
Dans les lieux de sciences, les questions traitées sont celles des spécialistes. Normal qu’il en résulte peu d’intérêt dans le public pour ces médias (4) ; ceux-ci sont les moins prisés (Giordan 1996). Dans les musées, les expositions d’art, les conservateurs, les curators sont eux vigoureusement opposés à tout commentaire. Ils veulent à tout prix que le visiteur « s’imprègne » des oeuvres, qu’il « soit ému par l’art ». Le résultat n’est pas plus heureux, la plupart du public, sans clefs de lecture ne peut entrer dans le contexte de la présentation (5). L’enjeu actuel du domaine est donc de se demander pourquoi le public vient et pourquoi d’autres, plus nombreux ne viennent-ils pas ? Pourquoi ne sont-ils pas attirés, intéressés ou concernés par ces médias ? En fait… qu’est-ce que chaque visiteur potentiel attend vraiment d’une exposition ou d’un musée? Suite à une visite qu’en retire-t-il ? Et en amont, qu’est-ce qu’il connaît déjà ? Quelles sont ses questions, son cadre de références ? Qu’est-ce qu’il aimerait rencontrer ? Aurait-il des obstacles à la compréhension ? Et en aval, comment se situe-t-il par rapport au savoir, par rapport à la culture,.. ? Ces questions ont conduit à tenter de mieux connaître la relation des publics aux présentations muséales en général ou à un contenu spécifique d’une part (Jacobi & Le Marec1998, Chaumier 2011). Une catégorisation des différents types de muséographies et de médiations a été tentée. Seul ce dernier point sera développé dans ce texte. Il sera repéré ainsi sur quels modèles de regards ou d’apprentissage, les présentations muséales reposent ? Les avantages et les inconvénients de chacune d’elles ont été évalués. Non pas pour faire une « belle » recherche universitaire, mais à des fins pragmatiques : comment pourrait-on penser et concevoir autrement les expositions et les musées ou autres lieux de savoirs ?

1. Catégorisation des présentations muséales

1.1. Trois catégories

D’une telle catégorisation, il en ressort trois « grands » modèles de présentations muséales (6). Le premier type est le plus fréquent, l’exposition ou le musée réalisé en mode « diffusion ». Ce type de présentations muséales s’organise autour d’une transmission linéaire et frontale avec un émetteur –le conservateur, le commissaire ou le curator- et un récepteur –le visiteur-. Le message choisi et élaboré par le transmetteur est censé directement imprégner, informer, sensibiliser ou éduquer le public selon le cas.
En sciences ou en histoire, il en résulte des expositions « vitrines » ; en art, ce sont les habituelles expositions « accrochages » ; en sus des objets ou des œuvres, la présentation est emplie de panneaux et de cartels. Dans les expositions d’art contemporain, ce peut être encore une performance. En médiation présence, c’est bien sûr le guide qui présente en frontal, quand il ne fait pas parfois du « dorsal »… à distance de son public ! Au Palais de la Découverte à Paris, au Lawrence Hall of sciences et dans nombre de planétariums ou de musée d’Art et d’Histoire, on peut retrouver transposé la manière et le discours universitaire.

Le deuxième type de muséologie ou de médiation est le modèle « behavioriste ». Issue des travaux sur le conditionnement de Pavlov, repris par les behavioristes américains du début du siècle dernier  (Holland & Skinner 1961), la transmission fait place cette fois au conditionnement. On met à disposition du visiteur des situations qui vont induire des réponses ou des comportements de sa part. Si la réponse est en adéquation, la situation muséale consiste à l’enrichir. Si la réponse n’est pas pertinente, il est proposé par un ou plusieurs artifices –souvent des interfaces- d’y remédier.
Ces dispositifs peuvent être tout simple : on soulève un élément mobile pour avoir la réponse. Des dispositifs beaucoup plus élaborés présentent plusieurs allers/retours. Certains interfaces « presse-bouton » sont construits sur ce modèle. Plus fréquemment, il est présenté de nos jours des activités assistées par ordinateur qui permettent d’augmenter le conditionnement en multipliant situations et même le traitement des réponses. On trouve ces dispositifs muséaux dans la plupart des Sciences Center ; la référence première étant l’Exploratorium de San Franscisco et certains musées d’Histoire. Dans les musées d’art ou d’histoire, nombre d’aides à la visite sont conçues sur ce mode.

Le troisième modèle concerne les musées, les expositions en mode dit « construction » (7). Ce type de représentation muséale ne repose plus ni sur une transmission, ni sur un conditionnement, mais cette fois sur une construction comme le proposent les psychologues cognitivistes à propos de l’apprentissage (Ausubel 1968, Piaget 1977). Le visiteur est invité à « construire » son regard, sa sensibilité ou son savoir à partir d’une ou plusieurs situations motivantes, soit par l’action (Dewey 1913, Piaget 1950), soit par l’expression (Bruner 1934) ou les deux (Novak 1977). La situation muséale part généralement des intérêts du visiteur, ensuite elle lui propose une libre découverte, avec éventuellement un tâtonnement (Freinet 1965), des mises en relation perturbantes avec des objets ou des médias, et parfois même des conflits cognitifs entre visiteurs (Moscovici 1960).
On rencontre ce modèle, plus ou moins abouti, dans de multiples lieux comme l’Ontario Science Centre, le Shanghai Science Museum, la Cité de l’espace ou à la Cité des enfants à Paris (Cité de sciences et de l’industrie). Nombre d’activités de médiation présence envers les jeunes reposent également sur ce mode (Classe Villette, Centre Pompidou, Children Museum of the arts) (8).

1.2. Apports et limites
Sur le plan muséologique, il importe d’envisager les avantages et les inconvénients de chacune de ces présentations en direction des publics. Notamment, il devient utile de repérer les divers usages et les impacts de chacun de ces modèles.
La muséographie transmissive ou la médiation par transmission-réception, se retrouve très proche, évidemment, de ce qui se passe habituellement dans une classe à l’école ! Le visiteur « reçoit » des objets et des informations sur les dit-objets, tout comme l’élève en situation passive. Principale différence, il est plus ou moins contraint de suivre un parcours.
Les évaluations entreprises lui accordent un intérêt certain pour « faire passer » un message, quelque soit celui-ci, quand le visiteur est préparé. Ce modèle est très opératoire pour un public constitué de confrères ou d’étudiants avancés. Par contre même si les expositions d’art continuent à rencontrer un grand succès, il apparaît très peu pertinent pour le grand public en matière de sensibilisation ou d’appropriation de savoir.
Par exemple, de simples détails peuvent empêcher le public d’entrer dans le propos : il ne possède pas les mêmes mots ou il met sur les mots des connotations différentes. De même, le visiteur peut ne pas être sensibilisé parce que la question traitée n’est pas la sienne… etc. Que ce soit pour une sensibilisation ou un contenu, il est nécessaire de dépasser un certain nombre de limites… D’abord, il faut que le visiteur soit disponible –c’est-à-dire prêt à accueillir la situation ou les données ou demandeur de celles-ci. Ensuite la structure de pensée du public doit être « vierge » -du moins pas trop encombrée par des conceptions trop présentes- ou en adéquation. Sur ce dernier plan, quatre conditions supplémentaires s’avèrent exigées. Entre le transmetteur –la situation muséale- et le récepteur –chaque visiteur- doivent être compatibles :

  • le cadre de référence,
  • le questionnement,
  • la façon de raisonner et
  • la façon de produire du sens.

Le modèle behavioriste de l’exposition ou de la médiation est d’un usage très intéressant pour des propos simples ou pour faire acquérir un comportement immédiat, un geste technique par exemple. Si l’on souhaite qu’un jeune enfant ne mette plus les doigts dans la prise, laissons-le jouer avec des objets métalliques et une prise de courant. Seulement baissons un peu l’intensité du courant ! Il ne mettra pas les doigts en contact deux fois…
L’intérêt certain est son aspect ludique pour motiver ou faire entrer le visiteur dans une situation. Par contre, il présente également des limites notables. La plus importante peut s’illustrer par un vieux proverbe du sud de la France : « on peut conduire un âne à la rivière, mais on ne peut pas boire à sa place ». Si le visiteur n’a pas envie d’entrer dans le propos, l’interface est sans aucune efficacité. Par ailleurs, ce modèle fonctionne par addition de savoirs, ce qui est rarement le cas…

Il est plus essentiel d’insister sur ce qui se développe dans les musées et les expositions en cours, à savoir les modèles constructivistes (avec ses variantes socio-constructivistes ou cognitivistes). Dans cet autre type d’exposition ou de médiation, le visiteur n’est pas mis en situation de transmission ou de conditionnement, il est placé dans un contexte d’action ou d’expression ; ce dernier doit construire par lui-même le message. C’est une approche captivante, notamment car elle peut inciter le visiteur, elle le prend en compte, là où il est (Bruner 1966). Par un tâtonnement (Freinet 1965) ou un conflit cognitif (Moscovici 1960) soit entre les visiteurs entre eux ou entre le visiteur et les objets ou les oeuvres, elle peut interpeller ou créer une perturbation pour pousser ce dernier dans ses retranchements et l’obliger à reformuler.
Malheureusement, ce modèle possède également ses propres obstacles qu’il importe de bien repérer. La plus importante est justement ce qui est au cœur de cette approche : la construction. Très fréquemment, le système de pensée du visiteur peut lui interdire de construire. Et pour commencer, sa structure mentale peut tout simplement l’empêcher de voir… S’il peut dépasser cette dernière, son « cerveau » peut encore le centrer et le conduire à décoder uniquement ce qu’il veut voir et éluder tout ce qui va à son encontre. Les évaluations entreprises dévoilent que le visiteur n’entend, ne voit que ce qui est attendu, c’est à dire ce qui:
- s'inscrit dans sa propre conviction,
- lui fait plaisir, le touche ou l’accroche ou encore
- le conforte dans sa position.
Dans le même temps, il peut négliger ou rejeter tout le reste… En fait le public interprète la situation, les objets, les œuvres, les interfaces et/ou les informations mis à sa disposition à travers ce qu’il connaît déjà, car il comprend –au sens large- à travers ce qu’il est… Il se sensibilise, comprend/apprend à partir des conceptions qu’il sait mobiliser, mais celles-ci peuvent être un puissant obstacle qui nécessite une déconstruction (Bachelard 1934, 1937) longue et multiple, rarement prise en compte.

2. Une autre approche muséologique

Face à ces limites et à ces obstacles, d’autres approches étaient à envisager et à mettre au point. Les premières recherches entreprises dans cette direction ont conduit dans deux directions complémentaires. D’une part, il était nécessaire de mieux repérer les paramètres qui favorisent un changement de regard, d’idées ou de façon de pensée. Deuxième, il a été nécessaire de concevoir et de tester d’autres modèles muséaux, ainsi a été adapté le modèle allostérique (Giordan & De Vecchi 1987, Giordan 1998), préalablement mis au point pour transformer les idées et les comportements en matière de sensibilisation ou d’éducation.

2.1. Les paramètres facilitateurs

Avant d'aborder une exposition, on constate que chaque visiteur possède déjà des idées, des façons de pensée ou des démarches -directement ou indirectement- sur le message explicite ou implicite de l’exposition. C’est à travers ses conceptions qu’il peut ressentir une émotion, essayer de comprendre les propos ou encore interpréter les situations proposées ou la documentation fournie. Ces conceptions présentent une grande stabilité; le développement d’une sensibilité, l'appropriation d'une démarche, l’approche d'une connaissance, en dépendent complètement. Si le conservateur, le commissaire ou le curator n'en tient pas compte, les conceptions en place se maintiennent et les situations proposées ou les savoirs « en jeu » glissent généralement à la surface du visiteur sans même l’imprégner.
En fait, il est apparu que ce dernier –quel qu’il soit- est toujours l’« auteur » de son propre regard ou de son propre apprentissage ! En tant que concepteur ou médiateur d’exposition, il n’est pas possible d’agir ou d’intervenir en direct. Ce dernier n’a quelques chances d’y parvenir que très indirectement en mettant à disposition un ensemble coordonné d’éléments que le public peut s’approprier. Ainsi, en situation muséale, seul un « environnement muséologique » a quelques chances d’accompagner le visiteur à transformer ses émotions, son comportement ou ses idées. Mais encore faut-il que celui-ci soit suffisamment attrayant, multiple, complexe pour avoir quelques succès.

L’étude des expositions ou des musées « réussis », c’est-à-dire qui emportent une grande adhésion ne permet pas de décoder une quelconque « formule magique ». Cette difficulté n’a cependant pas pour corollaire une supposée impossibilité. La réussite résulte plutôt d’un « cocktail » complexe, dans lequel il est possible de décoder un certain nombre d’ingrédients favorables (voir schéma I).
D'abord, il semble que la situation muséale doit nécessairement induire une série de déséquilibres émotionnels et/ou de pensée pertinents. Il s'agit de faire naître chez le visiteur un désir de porter son attention sur la situation muséale, d’en susciter une curiosité certaine pour faire émerger un questionnement, puis de fomenter une activité élaboratrice -du moins en pensée- pour aboutir à des éléments de réponse. Pour cela, il faut a minima le motiver par rapport au propos en jeu ou du moins tenter de le faire entrer dans celui-ci.
Un certain nombre de confrontations « authentiques » sont en particulier exigées à ce niveau (9). Ce peuvent être des confrontations visiteur-« réalité » par le biais des objets, des oeuvres ou encore d'observations plus affinées ou d'expérimentations dans le cas où celles-ci s'y prêtent-. Ce peuvent être également des confrontations visiteur-visiteur par le biais d’agora ou d’activités de coopération ou encore de confrontations avec les données (cartels, audios ou visuels, interfaces,..). Toutes ces propositions doivent « saisir » le visiteur, le questionner, le concerner ou le convaincre selon le cas, surtout quand son regard ou ses conceptions ne sont pas suffisamment en adéquation avec les enjeux de l’exposition. Elles peuvent le conduire à expliciter sa pensée ou l'entraîner à prendre du recul par rapport à ses évidences. Dans certains cas, elles peuvent le mener à reformuler le problème ou/et à envisager d'autres relations. Par dessus tout, elles peuvent créer la dynamique pour glaner un ensemble de données nouvelles et enrichir son expérience.
Ensuite, il est important que le visiteur ait à disposition un certain formalisme. Celui-ci qui peut prendre des formes très diverses -analogie, métaphore, comparaison, symbole, schéma, modèle suivant le genre d’exposition- est une confortation propre à la réflexion. Combien les chiffres arabes et les règles de la multiplication ont pu faciliter cette acquisition, contrairement aux chiffres romains ou aux abaques du Moyen-Age !
Bien sûr ces « supports de la pensée » demandent à être accessibles et facilement manipulables. Ils doivent avoir une correspondance dans la réalité du visiteur et contribuer à organiser les diverses données ou servir de point d'ancrage à celles-ci.

Schéma I. Paramètres facilitateurs d’un environnement muséologique (10)

Enfin, il est profitable de procurer au visiteur des conjectures où, :

  • une fois motivé, ce dernier pourra suivre son propre cheminement ;
  • en cours d’élaboration, le message pourra être mobilisé.

Ces autres situations ou activités sont indispensables pour accompagner la démarche du visiteur. Les nouvelles données sont plus facilement comprises lorsqu'elles sont intégrées dans des structures d'accueil ou quand elles ont un usage. N'apprend-t-on pas quand on est conduit à le partager ou quand on réintroduit le savoir dans des pratiques ? Le visiteur s’habitue à "greffer" les nouvelles données sur sa structure de pensée. Elles l'entraînent à un "va-et-vient" pertinent entre ce qu'il connaît et ce qu'il est en train de s'approprier. Les adhérences antérieures sont plus facilement dépassées.
De plus, il est souhaitable que le visiteur puisse mettre en oeuvre ce que nous appelons "un savoir sur le savoir". De nombreuses difficultés constatées montrent que l'obstacle n'est pas uniquement lié au message lui-même, il peut découler indirectement de l'image du musée ou de l'épistémologie intuitive qu'il possède sur la démarche en jeu ou sur les mécanismes de production du savoir. Pourquoi le savoir et même le regard, le rapport à l’exposition ou au musée ne seraient-ils pas également objet de savoir ... au musée !

2.2 Penser et concevoir les expositions ou les médiations autrement

Ces éléments conduisent à cogiter les expositions et les médiations autrement. En premier, il importe de ne plus partir uniquement à la « collection ». Dès lors pourquoi ne pas tenter de la situer en interaction à un propos ?.. Encore s’agit-il d’abord d’expliciter ce dernier, de choisir ses axes principaux, d’en hiérarchiser ses composants pour aller à l’essentiel. L’exposition ne peut être exhaustive comme un livre ou un cours. Il est plutôt préférable de l’envisager comme un point de départ pour induire une dynamique ou un processus. Dans ce dernier, il s’agit de ne plus oublier le public… du moins de tenter de connaître les publics potentiels, à travers ce qu’ils peuvent mobiliser in situ : leurs conceptions, c’est-à-dire leurs idées, leurs savoirs, leurs savoir-faire ou être, leurs questions, leurs rapports au message envisagé et leurs désirs, etc-..
Par exemple, pour le Muséeum d’Histoire Naturelle du Luxembourg- un vieux muséum avec des territoires et des conservateurs enferrés à l’origine dans leurs propres territoires, le projet s’est élaboré en prenant le contre-pied de cette tradition. La direction prise pour envisager le contenu du musée fut de repérer, puis de choisir quelques « grandes » questions des visiteurs potentiels. L’enquête préalable en a fait surgir un certain nombre, quatre parmi les plus présentes ont été retenues pour cet espace de 700 mètres carré, à savoir :

  • qui suis-je ?
  • où je me situe ?
  • d’où je viens ?
  • comment je produis du sens ?

Les espaces –il s’agissait d’un vieux bâtiment à réhabiliter- n’ont plus été pensés en termes disciplinaires habituels (salle de botanique, salle de géologie, salle de zoologie- mais dans une progression pour requérir le visiteur, avant de l’inviter à prendre connaissance.

  • A l’entrée, un « sas de concernation » interpelle, questionne le visiteur, lui donne envie de rencontrer un contenu et une démarche, celle de la science et des chercheurs. Le prétexte était de faire émerger par une interface mi-numérique (11), mi-objet des questions axées sur soi : le « qui suis-je ? » (voir photo I).
Description: Lux.jpg
Photo I. Museum du Luxembourg, éléments de l’espace concernation (photo Repérages)
  • Après avoir concerné, interpellé, questionné le visiteur, le niveau « compréhension » permet au rez de chaussée d’approcher la question « où je me situe ? », l’occasion de faire entrer le visiteur dans les principaux écosystèmes du Luxembourg, pendant que le premier étage, « d’où je viens ? » retrace l’histoire de la Terre et de la Vie, mais en remontant le temps, depuis le premier Luxembourgeois préhistorique jusqu’au Big Bang... Dans un espace un peu plus précieux était abordé la troisième grande question : « comment je produis du sens ? 

Ces espaces n’en reste pas aux seuls contenus, ils fournissent des outils d’investigation. Une organisation proche du laboratoire évoque la science telle qu’elle se fait et permet des activités de médiation, style investigation.
- Le niveau « savoir plus » permet de situer le savoir scientifique par rapport à l’actualité, à la société (notamment luxembourgeoise) et aux valeurs. Il apporte des éclairages sur l’état de la science, de l’environnement et sur les activités des chercheurs. Le numérique encore balbutiant y tenait une place importante. En sus, des réserves visitables étaient également une autre innovation en 1994 (12)-.

Pour l’exposition actuelle Méditerranée, splendide, fragile,.. au Musée océanographique de Monaco (2010) (13), le concept de « salle différenciée » a été déclinée autrement en :

  • salle d’interpellation
  • espaces de compréhension,
  • espaces d’engagement.

Ce choix muséologique était associé à d’autres approches en direction du public :

  • deux niveaux de lecture et
  • un site « en savoir en plus » pour ceux qui veulent approfondir les questions en jeu.

Dans ce lieu de sciences, l’interpellation du visiteur souhaite « jouer » non pas sur la cognition, mais sur l’émotion. Il a été fait appel à un artiste de renommée internationale Huang Yong Ping (14) qui a travers une immense maquette mi-pieuvre, mi-seiche crée surprise et émerveillement, pour susciter la question de la biodiversité et notamment des diverses atteintes de la Mer méditerranée (pollutions, urbanisation galopante,..). Accueillant le visiteur, cet animal hybride impressionnant, occupe le plafond du salon d’honneur de ses 25 mètres d’envergure, et de ses 8 tentacules parcourant l'espace. Son nom : “Wu zei” (??) (15) (voir photo II).

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Photo II. Exposition Méditerranée, Musée océanographique de Monaco, espace interpellation
(photo Dagnino MOM)

Les espaces « compréhension » se répartissaient en quatre îlots pour poser quatre des multiples problèmes de la biodiversité en méditerranée :

  • la disparition du thon rouge,
  • la prolifération des méduses,
  • l’acidification de la mer et
  • les espèces venues d’ailleurs.

Par quelques objets exposés sobrement, chaque ilot soulève une question spécifique et fournit des éléments d’éclairage sur les enjeux… Le visiteur peut compléter son approche de la question s’il le souhaite par :

  • un audiovisuel illustrant un aspect sensible de la question traitée,
  • un commentaire très court d’un scientifique sur la question (16)
  • quelques cartels allant à l’essentiel ou permettant de situer chaque objet.

Ces quatre ilots sont entourés par les anciennes vitrines emplis d’animaux naturalisés ou en bocal, non pas rangés par classe ou écosystèmes, mais réalisant une vaste « farandole de la biodiversité » pour suggérer la multiplicité et la diversité des espèces.

Enfin, un espace « engagement » valorise les actions des différentes associations, entreprises ou institutions, y compris celle de l’Institut Océanographique- en faveur de la Méditerranée Dans la même dynamique, il invite chaque visiteur à s’engager lui-même par rapport à des prises de position qu’il peut faire.
En sus, un site et un livre contribuent à engager le visiteur après la visite. Notamment, ils le conseillent sur les « gestes à faire », s’il est baigneur, pêcheur, caboteur ou simplement s’il souhaite manger du poisson (17).


3. En guise d’étape

D’autres tentatives d’innovations muséales ont encore été tentées et évaluées avec plus ou moins de succès (Giordan, Souchon et Cantor 1997). D’autres enseignements sont à tirer à partir :

  • de dispositifs en îlots conceptuels : Cité des Enfants (Giordan & Guichard 2002),
  • d’espaces diversifiés de mises en situation, par exemple de mises en situation multiples concernant l’apprendre, lors de l’exposition Désir d'apprendre, à la Cité des sciences et de l’Industrie,
  • des expositions qui vont à la rencontre des visiteurs dans des fêtes (Nuit de la Science, Genève), dans des supermarchés ou des lieux de vie (miniUni, miniLab) (18).

En médiations-présence, d’autres tentatives ont consisté à substituer aux guides traditionnels soit des consultants à disposition, soit des conteurs (y compris pour adultes), soit des clowns qui posent les question naïves, celles que le public n’ose pas poser ou encore soit des jeux interactifs ; soit des jeux de rôle.

L’exposition, le musée restent encore trop souvent des lieux de traditions, où il est difficile d’introduire des innovations. Seul un nombre limité de tentatives peuvent être entreprises. En outre, les contraintes et les investissements restent énormes, ce qui implique de travailler pour plusieurs types de publics. Heureusement même si ces derniers sont à prendre compte, il est relativement aisé de les repérer, de les catégoriser et d’en comprendre les obstacles ainsi que les ressorts sur lesquels le concepteur peut prendre appui. Et ses contraintes n’enlève rien à la créativité…
La principale difficulté dans le domaine reste les ordonnateurs –conservateurs, curators, commissaires, politiques,..-, pas ou peu formés à l’écoute des publics, souvent sensibles uniquement à leurs collègues ou maintenant à la seule recherche d’audience. Des formations spécifiques ont été montées pour ces destinataires, restent encore à les faire connaître…

 

Bibliographie

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BACHELARD G., 1938, La formation de l'esprit scientifique, Vrin, Paris.
BRUNER J.S., 1966, Toward a theory of instruction, Cambridge, Mass, Belknap press of Harvard University.
CHAUMIER S., 2011, Expoland. Ce que le parc fait au musée. Ambivalence des formes de l'exposition, Ed. Complicités, Paris.
DAVALLON, J., 2002, Réflexions sur la notion de médiation muséale, In L’Art contemporain et son exposition (1). Paris : Éd. de L’Harmattan, pp. 41-61
DEWEY J., 1913, L’école et l’enfant, Delachaux et Niestlé, Neuchâtel.
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GIORDAN A., (sous la dir.), 1996, Musées & [et] médias : pour une culture scientifique et technique des citoyens, Actes des Rencontres culturelles de Genève. Genève.
GIORDAN A., 1998, Apprendre !, Belin, Paris.
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HOLLAND J.G., SKINNER B.F., 1961, The analysis of behavior, Mac Graw Hill.
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PIAGET J. et al., 1977, Recherches sur l’abstraction réfléchissante, Puf, Paris.
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WiITCOMB, A., 2003, Re-Imagining the Museum: Beyond the Mausoleum. London: Routledge.

 

Notes

1. http://www.saint-tropez.fr/fr/Culture/Lamaisondespapillons/tabid/406/Default.aspx

2. Musées Jeanne d’Arc à Rouen, Donremy, Orléans,..

3. Musée Guillaume Tell à Bürglen, exposition à Neuchâtel (2012).

4. En France, malgré une augmentation de 5% par rapport à 2010 et de 5,5% pour les monuments nationaux, le nombre de visites annuelles restent faibles : 27 millions de visiteurs dans les musées (source Ministère de la Culture).

5. Les sciences et l’art contemporain attirent peu le public… Sur 100 personnes qui ont visité un musée en 2010, respectivement 31% et 20% seulement d’entre eux ont visité un musée de sciences ou d’art (plusieurs réponses possibles source MCC/DPES).

6. Chaque grand modèle comporte quelques variantes.

7. Il existe de nombreuses variantes appelées « constructivisme », « socio-constructivisme », « cognitivisme » et actuellement « neurobrain ».

8. Certains sont toutefois du transmissif « déguisé », notamment quand le médiateur fournit des fiches où le jeune visiteur n’a qu’à répondre à une suite de questions. Le médiateur a seulement transformé sa présentation orale en une suite linéaire de questions qui fonctionnent sur le même mode.

9. Faire naître chez le visiteur une activité élaboratrice n'est pas aisé. La nécessité d'arguments divers et multiples, voire décalés pour créer l’étonnement, est primordiale en la matière, la situation muséale ne doit jamais se contenter d'en présenter un seul, rapidement. De plus, tous ces éléments doivent être adéquats par rapport au cadre de références du visiteur, sinon, il les élude..

10. Ces paramètres ont été ressemblés sous le vocable d’ »environnement muséologique » ou d’ »environnement didactique », dans le cadre du modèle allostérique (allosteric Learning model, Giordan & De Vecchi 1987, Giordan 1998). Ce modèle a la propriété originale de ne pas exclure les autres modèles ; il les intègre en fonction des potentialités des visiteurs.

11. Le numérique était encore à ses débuts. Il était envisagé comme un « plus » pour la visite…

12. Le nouveau muséum a été inauguré en 1996. A partir d’une idée de l’auteur, la scénographie a été réalisée par l’Agence Repérages, Louis Tournoux, Jean-Jacques Raynaud et Adeline Rispal, architectes-scénographe.

13. La conception de l’exposition était assurée par l’auteur, en tant que Commissaire invité en interaction avec l’équipe scientifique du Musée. La réalisation a été coordonnée par Renaud Piérard, architecte muséographe et Alexis Blanchi, architecte.

14. Véritable agitateur d’idées, Huang Yong Ping est connu sur le plan international. Son travail artistique constitue en une méditation sur le destin de notre société et de nos cultures globalisées. Mêlant avec profondeur les sagesses de l’Orient et de l’Occident, l’artiste reformule les mythes fondamentaux ; il alerte ainsi sur leur inquiétante actualité.

15.  “Wu zei” (?? ) est le nom chinois de la seiche. Mais l’idéogramme “Wu” (?) est aussi la couleur noire, tandis que “Zei” (? ) contient l’idée de “gâter” ou de “corrompre”. En émerge une grandiose création artistique axée sur l’ambiguïté de sens, à mi chemin entre encre marine et marée noire, entre corruption et renouveau…

16. La médiation-présence, par rapport à ces espaces est également différente, on oublie les visites guidées, type cours magistral, pour aller vers des ateliers où les enfants ou les adultes, puissent se confronter avec des lieux d’investigation et des moments de structuration, sans oublier des moments de mobilisation.

17. Un petit dépliant fournit les poissons qu’on peut déguster sans problème et ceux qu’il est préférable d’éviter car en voie d’extinction.

18. D’autres sont en préparation dans d’autres types d’expositions, notamment en ethnologie ou en art contemporain.