Entreprises apprenantes

Pour en savoir plus sur :
Les livres
André Giordan, Comme un poisson rouge dans l'homme, Payot, 1996
Les articles
Organiser les entreprises à la lumière de la complexité
De la bionique à la physionique
Repenser les organisations
Formations professionnelles et entreprises apprenantes
Penser alternatif
Conférences, Séminaires

 

 

 

 

 

 

 

 

De la bionique à la physionique

André Giordan

En matière d’innovation ou d’invention, il n’y a pas de voie royale ! On véhicule beaucoup d’idées fausses. D’un côté, on survalorise l’Eurêka ; or l’illumination subite est toujours masquante. Elle devient exceptionnelle dans les processus actuels de conception. De l’autre, on pense que l’invention est le fruit d’un long raisonnement ou le résultat d’une brillante déduction.
En fait, ce mystérieux processus tient des deux, mais de manière conflictuelle et paradoxale. Impossible de modéliser un tel cheminement, l’important est de décortiquer les situations qui le favorisent. Ainsi une source d’inspiration pertinente en matière d’innovations humaines se trouve dans les inventions de la Nature.
Le Vivant peut être privilégié pour la complexité et l’originalité de ses approches. Son environnement n’est jamais permanent, il se modifie sans cesse. Microorganismes, animaux et végétaux n’ont qu’une alternative : inventer ou disparaître ! Toutes sortes de formes, de structures, de matériaux, de mécanismes et d’organisations ont été mis au point. Certains ont même été déclinés sous différentes versions ou variantes pour tenir compte des variations subites du milieu. D’autres ont été optimisés de millions de fois dans des contextes différents. Par chance, nombre d’entre eux ont été conservés ou mémorisés. On peut ainsi collecter quatre milliards d’années d’innovations, testées à l’épreuve d’une dure réalité, celle de la sélection naturelle.
Cette démarche a été codifiée ; on l’appelle la Bionique. Cette dénomination fut promue lors d’un congrès qui s’est tenu en 1960 à Dayton, aux Etats-Unis dans l'Etat de l'Ohio, à l'initiative d'un major de l'armée de l'air américaine, Jack Steele. Ce nom provient de la contraction de deux mots biologie et électronique.
Depuis, cette "science des systèmes qui ont un fonctionnement copié sur celui des systèmes naturels, ou qui présentent les caractéristiques spécifiques des systèmes naturels" comme l’avait définie ses pères fondateurs s'est diversifiée. A la clef, on lui doit une profusion de productions, notamment en architecture, dans les transports et plus récemment pour les nouveaux matériaux .
Dans son prolongement, une nouvelle direction de recherche s’est mise en place à Genève au Laboratoire de Didactique et Epistémologie des Sciences : elle se nomme la physionique, de physiologie et électronique. Elle est née des travaux de physiologie des régulations ; elle modélise les mécanismes, les processus, les régulations et les organisations.
Cette dernière a trouvé aussitôt des applications dans les entreprises. Ses premiers champs d’intérêts concernent les micromécanismes complexes (amélioration des filtres, ordinateurs à neurones, capteurs, etc..) d’une part, l’organisation des “entreprises apprenantes” (optimisation et diversification des réseaux de communication, procédés de fabrication, organisation du travail, processus de décision, etc.) d’autre part. Pour ces dernières, la physionique est devenue une source importante d'inspiration pour la communication et la régulation des organisations complexes.


Velcro, l'avion de Clément Ader
et la Tour Eiffel
Quelle relation entre le Velcro, l'avion de Clément Ader et la Tour Eiffel ? Aucune... Pourtant ces trois exemples ont un fort point commun. Chaque fois, le Vivant a largement inspiré leur conception .
Le ruban Velcro, de velours et crochet, du nom des matériaux dont il était fabriqué à l'origine a supplanté la fermeture Eclair dans de nombreux assemblages de tissus. Son inventeur, un ingénieur suisse, Georges de Mestral, avait été intrigué dans les années cinquante par l'étrange comportement des fruits secs d'une plante des montagnes, la bardane (Arctium lappa). Ils s'accrochent importunément aux vêtements ou au pelage des animaux et s'y maintiennent aisément. Les en détacher tient du prodige, leur mécanisme reste intact, prêt pour tout nouvel accrochage.
Au microscope, il constata que le tégument de la fructification était hérissé de minuscules crochets très recourbés. Par leur disposition aléatoire, ils sont prêts en permanence à agripper n’importe quel tissu. Lorsque l'on tire sur le fruit, les crochets cèdent grâce à leur très grande souplesse. Le mécanisme d'accrochage revient à sa position initiale pour un autre accrochage, sans être abîmé. Cet ingénieur envisagea tout de suite l'intérêt qu'il pouvait tirer d'un tel système. Dans l’habillement ou la décoration, il évitait un ajustage trop précis ; de plus, le phénomène était reproductible à volonté.
Eole, l'avion avec lequel Clément Ader réalisa le premier décollage d'un “plus lourd que l'air” imite point par point la voilure d'une chauve-souris. Sa membrane en pongé de soie présente des coutures dont l'orientation reproduit fidèlement les muscles et les tendons du mammifère aérien. Son plan légèrement incliné, avec un bord d'attaque réglable, facilite l’envol et le maintien dans l’air. Ses ailes sont soustendues par un squelette conçu avec un nombre d’éléments quasi identique au nombre d’os.
Ader poussa sa copie jusque dans les moindre détails. A l'image des os creux des vertébrés volants, l’armature des ailes était réalisée avec des tuyaux creux faits de faisceaux de bois de pins tels que les luthiers les utilisaient, assemblés selon la méthode des tonneliers. Pour augmenter leur résistance, il les a lardé de chevilles de bois disposées de façon aléatoire, à la manière des trabécules ou piliers osseux. Ader alla jusqu'à replier les ailes de son avion à l'arrêt à la manière des chauves-souris !
La démarche de Clément Ader ne faisait que reprendre une longue tradition. De tous les êtres vivants, l’oiseau fut le modèle qui inspira le plus les hommes. Leur vol les a toujours intrigué. Les précurseurs d’Ader, Félix du Temple, Jean Marie le Bris et l’équipe Massia Biot, avaient déjà imité le vol plané de grands oiseaux, et notamment de l'albatros.
Ignaz Etrich (avec Otto Lilienthal), d’autres pionniers des vols planés, prirent modèle sur la graine d'une cucurbitacée, la grande zanonie (Alsomitra macrocarpa). Cette graine des îles du Pacifique a l’étrange particularité de posséder une voilure de 15 centimètres en forme de boomerang. La charge utile, l’embryon lui-même avec ses réserves, est centré vers l'avant. Par jour de vent, ce dispositif lui permet de passer d'îles en îles, même distantes de dizaines de kilomètres ; ses extrémités relevées en “toit de pagode” lui assurent une très bonne stabilité.
Lorsque plus tard, son fils Igo Etrich tenta d'équiper ce planeur d’un lourd moteur (40 Chevaux-vapeur), il lui ajouta une queue stabilisatrice. Cette dernière fut réalisée identique à celle du pigeon... C'est ainsi que fut conçu le Taube, ce bel avion d'observation de la première grande guerre.
Quant à la célèbre Tour Eiffel, elle n'est pas née de toutes pièces dans la tête d’un architecte. Son esthétique doit beaucoup à un ingénieur, Maurice Koechlin, d’origine suisse lui aussi. Employé par la Maison Eiffel, il eut la rude tâche de calculer la répartition des charges. Celles-ci furent déterminantes pour décider de la forme définitive de l’édifice. Les multiples charpentes furent dessinées et disposées suivant les lignes où devaient s'exercer les principales forces de tension et de compression.
A l'origine de ce principe, connu aujourd'hui sous le vocable de statique graphique, un professeur d'anatomie de Zurich. Le professeur Hermann von Meyer, spécialiste des structures osseuses, s'était longtemps interrogé sur la structure externe et l'organisation interne, toutes deux surprenantes mais ô combien efficaces, de l'os du fémur.
En effet, la tête de cet os qui s'articule avec le bassin, se trouve totalement déportée par rapport à l’axe principal. Une observation fine interne permet de repérer de multiples faisceaux de fibres osseuses disposés de façon tout aussi déroutante. Le poids du corps se dispose ainsi totalement en porte à faux. Pourtant l'ensemble reste étonnamment solide.
Un professeur de mathématiques de l'Ecole Polytechnique de cette même ville, Karl Culmann montra par le calcul que la répartition de ces multiples faisceaux ne devait rien au hasard. Bien que cette répartition soit aléatoire, les faisceaux étaient exactement orientés de façon à tenir compte des lignes de force s’exerçant dans la matière de l’os.
Ce principe fut au départ de nombreuses structures métalliques légères (grue, pont). Depuis, certaines analogies ont été perfectionnées. Certaines grues imitent la colonne vertébrale de l’homme, des ponts copient la structure du bréchet de l’oiseau. Le procédé est encore repris dans la réalisation de dalles en béton armé.


De surprenantes réalisations
Dans l'architecture, les plantes furent également une source d’inspiration privilégiée. Joseph Paxton, un ingénieur autodidacte anglais, étudia la structure d'une feuille flottante de nénuphar (Victoria amazonica). Sur ce modèle, il construisit de nombreuses serres. La consécration de ses études analogiques fut l'immense bâtiment de Crystal Palace, réalisé à l’occasion de l'exposition universelle de Londres de 1851.
Aujourd’hui, les coquilles de mollusques, les squelettes d'éponges, les tiges de prêles, les chaumes des graminées et les ramifications des branches des arbres sont imitées dès qu'il s'agit de réaliser des formes légères et élancées. De même, les toiles d'araignées ont conduit à envisager d’impressionnantes structures tendues. La plus célèbre est celle du toit du stade olympique de Munich. Elle fut réalisée en 1972 par un architecte allemand, professeur à l’université de Stuttgart, Frei Otto.
Un architecte français, Robert le Ricolais, qui travailla à l’université de Pennsylvanie, préféra prendre comme objet d'étude des protozoaires marins, les radiolaires. Le squelette de ces êtres microscopiques est constitué d’assemblages de fins spicules. Le motif de ces baguettes de silice est à la fois complexe et très régulier. Regroupés par des sortes de “noeuds”, ces spicules constituent des structures tridimensionnelles élégantes et très solides. Elles ont été reprises dans de multiples coupoles géodésiques.
Sur un autre plan, les transports ont aussi bénéficié des études sur le déplacement animal. En observant avec soin à la fois les morphologies et les anatomies de dauphins, de requins ou d’oiseaux, nombres d’améliorations ont été introduites pour favoriser les déplacements dans l’air ou dans l’eau. Les turbulences ont été limitées, les moyens de propulsion améliorés et la pénétration dans les fluides facilitée. Certaines particularités de la peau de ces animaux ont été reproduites dans le détail pour favoriser l'hydrodynamisme des sous-marins.
Actuellement, on construit des mécanismes de robotique identique au fonctionnement des membres des vertébrés ou des invertébrés. A l’université de Carnegie-Mellon aux Etats-Unis, le déplacement sauté des kangourous, la marche hexapode des insectes ou les étirements des vers de terre constituent encore d'excellents modèles pour des mobiles tout-terrain.
Enfin, dans le domaine des nouveaux matériaux, de nombreux produits ont été réalisés depuis que les avantages des cellules hexagonales d'abeilles ont été décrites avec soin par l’ethnologue Von Frisch. Ces matériaux "biologiques" sont toujours des agglomérés ou des composites. Ils allient légèreté, souplesse, plasticité et bonne résistance mécanique. Actuellement, les enveloppes des grains de pollen ou les pattes en forme de massue des odontodactyles (arthropodes marins) sont particulièrement étudiées en Allemagne, aux Etats-Unis, respectivement pour leur résistance aux intempéries ou aux chocs...


De la bionique à la physionique 2.

La démarche de “copier la nature” est encore envisagée dans l’industrie. Pourtant c’est une approche classique ; on la rencontre déjà dans la plus lointaine Antiquité. Même si elle reste un mythe, la légende d'Icare pourrait en être une balbutiante préfiguration. Les ingénieurs de la Renaissance en feront également un usage abondant. Léonard de Vinci la popularisa au travers de ses multiples projets de machines volantes.
Une nouvelle direction prend corps actuellement sous le vocable de physionique. Elle dépasse la simple imitation des formes ou encore la simple analogie des structures et des matériaux. Elle étudie systématiquement les structures complexes . En particulier, les processus qui produisent les organisations (comme les régulations) ou qui les font évoluer (comme les espaces de changements) sont décortiqués et resitués par rapport aux systèmes envisagés (cellule, organe, individu, société, écosystème,..). Les procédures intimes et les mécanismes qui les soustendent (y compris au niveau cellulaire et infracellulaire) sont privilégiés ; leurs significations et leurs contextes mis en perspectives.
Le projet majeur est de comprendre les interactions fécondes entre les unités de niveaux dits “inférieurs” et d’envisager comment l’unité globale -une société ou une entreprise- agit en retour sur les composants plus simples.
Au point de départ de cette nouvelle approche, non plus la morphologie ou l’anatomie comparée mais une autre branche de la biologie, la physiologie, et plus précisément la physiologie des régulations.


Interagir et réguler
Qu’apporte la physionique en matière d’organisation ? Contrairement à une idée répandue, tout système, quelque soit son niveau, a tendance à s'organiser spontanément. L'autoorganisation est un processus inhérent à la matière, qu'elle soit inerte, vivante ou humaine. Cependant, un système ne parvient à un niveau d’organisation plus élaboré que si certaines conditions très strictes sont remplies. Sur ce plan, la démarche physionique est pertinente ; elle permet de dessiner un réseau de paramètres indispensables pour structurer ou optimiser une organisation.
La première condition pour qu’un ensemble -une société ou une entreprise- puisse s’organiser est que les éléments qui le composent aient la possibilité d'interagir. Il faut noter ici l'importance des échanges multiples d'informations entre les éléments - les individus ou les employés-, les lieux - les services- ou encore les réseaux d’interactions. Ces échanges ont besoin d’être facilités ; des catalyseurs doivent être capables de les favoriser. D’autant plus que tous ont besoin d'être réactivés constamment.
Par ailleurs, ces interactions sont facilitées si chaque élément possède un grand nombre de possibles (tous d’ailleurs n’étant pas utilisés en permanence mais en fonction des besoins de l’organisation) et s’il y trouve un sens (ou un avantage). Sur chacun de ces plans, le vivant propose un ensemble d’idées possible pour favoriser les interactions ou la communication.
Dans une organisation de type vivant, chacune des innombrables structures (de base) est totalement autonome. Une simple cellule de notre corps fabrique sa propre énergie et pratiquement tous ses constituants indispensables à son propre fonctionnement ; elle réalise ses activités à son rythme et à partir de son économie individuelle. Chaque cellule possède dans son noyau toute la mémoire génétique de l’individu. Pourtant, l’organisme n’est jamais réductible à une juxtaposition de cellules.
Tout y est profondément coordonné ; l’intégration est si bien faite que l’individu apparaît comme un tout. Pour cela, chaque élément résout les contradictions qui incombent à son niveau. Il agit de façon la plus adéquate à partir des éléments à sa disposition. Cependant, chaque partie n’est jamais embusquée dans son propre territoire ; ces dernières n’utilisent par exemple qu’une infime partie de leurs potentialités génétiques.
L’organisme reste cohérent parce que chaque partie est concernée par le devenir de l’ensemble. Toutes les cellules sans exception confrontent leurs activités, éventuellement se suppléent quand l’organisme est en difficulté ou quand les conditions l’exigent.
Tout communique ainsi avec tout , mais pas n’importe comment. Le réseau d’informations du vivant est toujours multiple. Le système le plus usité, le système hormonal, est un système de type postal. Des molécules porteuses d’informations se déplacent. Ce sont des sortes de “cartes postales” à trois dimensions. Un inconvénient bien sûr, cette communication est peu précise et plutôt lente. Un deuxième système, de type télégraphique cette fois, le système nerveux, y supplée. Des cellules spécialisées, livrent directement et rapidement le message à une cellule spécifique, celle sélectionnée pour son efficacité dans l’action à mener.
Chaque réseau de communication a des avantages et des limites. Le vivant ne cherche pas à les mettre stérilement en opposition pour perfectionner un système idéal. Il valorise les possibilités de chaque méthode et jongle entre les deux. Il envoie par exemple un message nerveux relayé au niveau local par un messager chimique. L’information est rapide, elle cible une zone spécifique, un tissus par exemple. Ensuite la diffusion est large. Autre possible, face à un danger immédiat, l’organisme réagit brutalement par un message nerveux, puis il entretient la réponse sur la durée par des messages hormonaux. Etc.. D’autant plus que l’organisme ne craint pas les redondances. Il n’a pas peur de se répéter. On rencontre des doublons, voire même des triplons, tant au niveau de la transmission qu’à celui de la détection.
Autre caractéristique essentielle, cette communication n’est pas forcément hiérarchique, elle est avant tout ascendante. En priorité, elle est surtout transversale, puisque elle se pratique inter-tissus ou inter-organes. Cette libre circulation de l’information qui a une très grande place en période de fonctionnement normal, devient stratégique en période de croissance ou de développement.


Un maître-mot : la régulation

Il faut signaler ici l’importance et la multiplicité des mécanismes de régulation; ces diverses régulations sont d’ailleurs ce qui caractérise le mieux une organisation vivante. Cette adaptation homéostatique se déroule en permanence et en temps réel. Leur pertinence augmente à mesure que le système se complexifie, avec des régulations de proximité ou à plusieurs niveaux, à effets positif ou négatif.
Dans les organisations très élaborées émergent des régulations avec des messages différenciés (électrique, chimique), des récepteurs spécialisés, des réseaux d’autocontrôle régulés à leur tour et des mémorisations (court et long terme). Cette mise en mémoire peut tenir lieu de facteur limitant ou facilitant. Elle interfère fortement avec les contingences ou l’environnement.
Enfin, d’autres paramètres plus paradoxaux sont également porteurs. Dans une organisation vivante, on observe simultanément une stratégie de redondances en information, une subsidiarité des décisions, une gestion sur un mode contradictoire, une pertinence des antagonismes régulés, une prépondérance de l’hétérogène, une multiplicité des registres de fonctionnement, une mémorisation de l’histoire de l’organisation, un pilotage en temps réel et un soutien “hiérarchique”, etc... Tous ces aspects nous interpellent fortement ; ils nous conduisent à revoir nos cadres de référence et nos modèles de pensée habituels en matière d’organisations humaines.
Le succès des organisations vivantes apparaît moins lié à une planification rigoureuse ou à l’emploi d’outils sophistiqués qu’à une flexibilité de réactions, à l’autonomie de ses parties, à une gestion des opportunités et à la qualité de ses systèmes d’information et de régulation. Sans entrer dans le détail, précisons à la suite quelques aspects surprenants.
En fait, une organisation vivante ne se conforme jamais au principe de “commande rigide”. Pour maintenir son équilibre, l’organisme n’a pas de solution préalable toute faite. Il n’a même pas de solution du tout. Il possède seulement un registre de fonctionnement pour faire face au mieux aux multiples problèmes dus aux modifications permanentes de l’environnement et aux conséquences induites par l’évolution d’un paramètre sur les autres. Son seul critère de sélection : s’attaquer en premier aux plus pernicieux, ceux qui dégradent irrémédiablement son économie générale.
En somme, le vivant pratique, ce qu’on nomme parfois par dérision, le “pilotage à vue”. Il y excelle à tel point qu’il a élaboré des structures et des règles du jeu “intelligentes”. Elles garantissent à la fois sa flexibilité, sa rapidité de réaction et d’adaptation, aux changements de l’environnement. Pour que le système opère correctement, il reste en éveil en permanence et une coordination s’établit entre les parties et les sous-parties. Ce qui n’exclut pas les conflits d’intérêts . Toutefois ceux-ci sont pris en compte et gérés par les systèmes de régulations. A leur tour, ceux-ci sont régulés par d’autres réseaux. Et pour parfaire le tout, l’organisme garde en mémoire, une trace de ses expériences passées et les réinjecte en priorité dans ses choix. L’organisation vivante apprend, elle transforme continuellement ses processus pour atteindre ses objectifs.
Autant d’éléments dont on peut tenir compte pour penser nos organisations humaines.Encadré
Les systèmes du vivant (écosystèmes, individus, systèmes fonctionnels, cellules, organites) sont les organisations les plus élaborées pour lesquelles nous commençons à maîtriser les principaux paramètres, ainsi que quelques-unes de leurs interactions... Par exemple, l’organisme humain ne possède pas moins de soixante mille milliards d’unités de base, les cellules. Sa pertinence nous fait entrevoir autrement le fonctionnement d’une organisation.
Pour gérer un seul de ses nutriments, l’eau, le corps entretient 5 milliards de capillaires, 160 millions d’artérioles et 500 millions de veinules. Les capillaires, à eux seuls, ont une surface d’échange de 300 mètres carré (la surface d’un terrain de basket-ball).
Au delà de cette complexité apparente, son identité en tant qu’organisation repose d’abord sur la spécificité des interactions entre tous ses éléments et sur les multiples régulations mises en place pour la perpétuer ou la reproduire. Chaque cellule forme également un système hypercomplexe présentant des raffinements inouïs.
Une simple cellule intestinale de quelques microns peut comporter jusqu’à 30 000 microvillosités pour faciliter l’absorption des nutriments. Une cellule nerveuse peut développer 12 000 prolongements pour communiquer avec un nombre équivalents d’autres cellules.
Une simple cellule d’un centième de millimètre peut contenir des centaines de mitochondries (1 000 à 2 000 dans les cellules hépatiques), lieux d’intenses activités énergétiques ou encore des dizaines de milliers de ribosomes qui synthétisent des milliers de protéines différentes.
Des procédés très stricts sont nécessaires, des centaines de milliers de réactions chimiques très conflictuelles s’y déroulent à la seconde dans des milliers d’organites. Des millions de bits d’informations sont décodés simultanément sur les membranes par des récepteurs, d’autres en quantité similaire circulent en son sein grâce à des cohortes de messagers ou sont stockées dans son noyau.
Malgré des intérêts extrêmement divergents, toutes les cellules et tous les organites, sans exception et sans discontinuité, se coordonnent les uns en fonction des autres... A chaque nouveau niveau de complexité, une organisation nouvelle avec des propriétés spécifiques et imprévisibles émerge, ensuite se maintient, éventuellement prospère et se reproduit à l’identique. Pour réaliser de tels prodiges le vivant a mis en place des organisation et des systèmes de fonctionnement très perfectionnés dont on peut s’inspirer.
La complexité du vivant


De la bionique à la physionique 3.
André Giordan

"Notre époque manque de pensée" entend-t-on dire parfois quand l’on aborde les questions des organisations politique ou sociale. Il est vrai que toutes nos grandes institutions, l'école, l'armée, la police, la santé, la justice sont en décalage complet. Les entreprises ne sont pas mieux loties; le contexte dans lequel elles luttent pour survivre et prospérer s’est beaucoup modifié. Le rythme des conversions n’est pas prêt de décroître, la hiérarchie apparaît décalée et trop rigide, la prise en compte de l’environnement trop limité. Quant aux politiques, ils ont de grandes difficultés à accompagner les changements dus à l'évolution technologique et sociale. Face aux transformations rendues nécessaire par l'évolution rapide de la société, ils apparaissent complètement sourds, muets et impuissants...
En fait, tous nous manquons d'idées neuves pour affronter les enjeux actuels. Nous vivons plus une crise de sens qu'une crise économique. Nous continuons à pratiquer un mode de pensée qui avait fait ses preuves quand il s'agissait de gérer des situations simples et régulières dans un monde qui évoluait peu. Actuellement, nos cadres de références, nos façons de raisonner n'apparaissent plus adaptés, voire obsolètes. Nous restons prisonnier d’habitudes, d’évidences et de tabous dépassés. Nous faisons fonctionner toujours les mêmes paradigmes ; ceux qui ont été forgés à la Renaissance et enrichis au siècle des Lumières grâce à l’apport de la mécanique newtonienne.
Or l’honnête homme du XVIII ème siècle vivait dans un contexte stable et limité. Actuellement tout est en changement permanent. Dans les seuls cinq ans à venir, nous devrons affronter la mise en place des machines à communiquer, des multimédias, des autoroutes de l'information, de la domotique et de bien d'autres choses encore...
Dans le même temps, l’individu n’est plus isolé dans son village, il vit à l’échelle d’un continent, et même de la planète. Le fonctionnement des macro-systèmes humains que sont une grande ville, une nation moderne, une entreprise multinationale ou une institution intergouvernementale est devenu hypercomplexe. On ne peut plus isoler l'économique, l'éthique, le social, le droit, l’institutionnel et l'international... Autant de savoirs dont le commun des mortels n’a reçu aucune formation. Quant à les envisager en synergie !.. De plus, les décideurs, mais également les citoyens, doivent prendre en permanence des décisions sur des situations dont ils ne maîtrisent pas toutes les données ou dans lesquelles certains éléments restent fluctuants. Dans le même temps ils doivent affronter de l'aléatoire, du contradictoire, du paradoxal. En matière d'habitation par exemple, il nous faut concilier le droit à la propriété avec le droit au logement, deux valeurs contradictoires inscrites dans la Constitution. En matière d’économie familiale, le choix d’un simple appareil électroménager met en opposition la recherche du meilleur prix avec l’emploi (et plus particulièrement l’emploi local ou national), les effets de mode, le produit national brut, les retombées sur le tiers-Monde, les influences sur la biosphère, etc..
Dépasser le sentiment d’impuissance
Partant de ces constats, comment repenser nos organisations pour la société à venir ? Comment dépasser ce sentiment d'impuissance qui fait que personne n'ose plus rien proposer ? Et cela d'autant plus que les Sciences Humaines pour l'ensemble ont démissionné de ce projet. La sociologie, la philosophie, l'économie ne sont plus à la hauteur des grands enjeux de société. Il y a deux décennies, on attendait de ces disciplines qu'elles nous aident à comprendre la société et à produire du nouveau. Aujourd'hui, sauf quelques rares exceptions, les Sciences Humaines ont perdu de leur vitalité. Elles fonctionnent en interne ; elles sont devenues autoréférentielles pour l'essentiel. Leurs modèles explicatifs sont principalement normatifs, ils ne répondent plus aux exigences de notre époque ou aux attentes de la population. Ces approches posent des questions pointues de spécialistes, pour des spécialistes, à des fins institutionnelles, au travers de paradigmes qui n’évoluent plus ou si peu.
Bien sûr, l'invention en matière de société n'est jamais ni évidente, ni immédiate. L'innovation ne peut se régler en terme d’"il y a qu'à". Une organisation sociale est une émergence d'ordre n constituée d’éléments déjà complexes en eux-mêmes. Elle intègre un système de paramètres en interaction. Tout changement nécessite un processus ; le tout devant être coordonné dans le temps et à plusieurs niveaux.
En attendant qu'une nouvelle approche spécifique ne soit disponible, pourquoi ne pas tenter déjà de comprendre comment fonctionnent les émergences un peu moins complexes, à savoir les organisations du Vivant. Le Vivant a une très grande expérience en matière d'organisation. Il en a produit des centaines de milliards, toutes présentent des niveaux de complexité multiples. L'analyse de son expérience est très précieuse et plutôt décapante. Cette démarche que nous développons depuis 1987 sous le vocable de physionique ne fournit pas de solutions toutes prêtes, toutefois elle a le mérite nous faire sortir de nos évidences et de nos sentiers battus. Elle devient une source importante d'inspiration pour la maîtrise des organisations complexes comme une entreprise ou une institution. D’ailleurs, elle obtient un accueil très favorable ; les milieux économiques, manageriaux et décisionnels innovants s’y intéressent tout particulièrement.
Attention, ne vous méprenez cependant pas sur cette proposition, il n’est pas question de défendre quelques prétentions issues de la sociobiologie, chère à Edward Wilson et au Club de l’Horloge en France, bien au contraire. Aucune homologie n’existe entre le social et le biologique. Les comportements sociaux ne s’expliquent jamais par des déterministes biologiques. Même, si elles comportent une composante biologique indéniable, les sociétés humaines ne reposent jamais sur des déterminismes de ce type. Elles émargent à un niveau d’interactions supérieur où rien n’est similaire. De nouveaux principes, champs de forces, lois et organigrammes ont émergé avec la mise en place des sociétés, et leurs histoires les ont faites bifurquer.
Pour la physionique, le Vivant est seulement un “précurseur” de l’organisé. Certes, il a mis du temps pour prospérer. Mais ses structures, ses processus sont très performants sur le plan de l’organisation. Certains vont jusqu’à produire des émergences du même ordre que celle qu’on trouve dans la Culture avec l’apparition du sens. Sa réussite dans des environnements très difficiles est un bel exemple à méditer,... du moins à modéliser.
En effet, la démarche proposée est à la fois analogique et modélisante. Elle tente de prospecter en quoi “le tout devient beaucoup plus que la somme” de ses parties. L’hypothèse en action est similaire à celle qui préside à nombre de domaines scientifiques. Devant une complexité, on l’étudie en travaillant sur un modèle censé plus simple. Dans nos premiers travaux, la régulation du poisson rouge fut un des modèles pour comprendre le fonctionnement du rein (notamment l’influence de la vasopressine), les globules rouges ou la branchie de truite devint un modèle pour élucider les flux d’ions à travers les membranes. Aujourd’hui, certaines souches de souris ou de macaques sont des modèles pour affiner les défenses immunitaires liées au SIDA ou à d’autres maladies. Avec la physionique, un écosystème, un individu, un système intra-individu, un organe, une cellule ou un organite devient un modèle scientifique pour border les questions d’organisation .
Penser le changement
Ainsi nos sociétés ont beaucoup de difficultés à penser une adaptation aux changements. Elles ont tendances à se figer ou à s’enfermer. Le vivant montre d’autres pistes. En effet malgré une concertation interne perfectionnée , un organisme vivant reste perpétuellement ouvert sur l’extérieur. Ses principales régulations sont d’ailleurs dictées par l’environnement. Par expérience, le vivant a “enregistré” qu’il n’a pas de prise sur lui, ou si peu. Or cet extérieur, déjà hostile en lui-même, est en constante transformation : variations de température, de pH, de concentration, de composition de l’air et d’humidité, modifications de nourriture, agressions diverses, etc..
Pour cette écoute entretenue, d’innombrables organes dits “des sens” ont été spécialisés. Leur mission est de rechercher en continu tout indicateur susceptible d’éclairer l’organisme. Toutes les modifications extérieures, du moins celles qui peuvent avoir des conséquences néfastes sont repérées en priorité. Pas question de crouler sous les données, ces informations sont filtrées, traitées et regroupées. Elles sont ensuite croisées et comparées à des informations déjà mémorisées.
Aucune décision n’est imposée du haut. Certes, on peut “hiérarchiser” des zones de coordination, avec au sommet celles du cerveau, et en son sein le cortex pour les vertébrés supérieurs. Mais ces structures n’ont pas de pouvoir de décision en soi. Ces centres sont sous la dépendance en continu des autres organes et de l’environnement. Leurs choix ne sont jamais a priori. Ils sont sous contrôle des informations reçues et des possibles mémorisés. Le maillage et l’intégration des données apparaissent au centre du dispositif .
Dans les organisations vivantes, la hiérarchie, point faible de toute organisation, est ainsi reformulée. D’abord il en existe fort peu, tout au plus peut-on observer trois niveaux de coordination. Ensuite ses fonctions sont autres ; la direction apparaît surtout comme un lieu de consensus et d’intégration . Sa principale préoccupation est la gestion des conflits et des contradictions, à commencer par ceux qui pourraient rompre le délicat optimum de fonctionnement de l’organisation. Le reste du temps, tout est réglé au plus près du problème, sans aucune intervention des centres dit “supérieurs”.
Par ailleurs, ces centres ont pour tâche essentielle de concerner, mieux ils anticipent en tenant compte de l’histoire de l’organisation et de ses interactions préalables avec l’environnement. Dès qu’un choix est décidé, ils font partager à l’ensemble des composants le parti pris choisis, grâce aux multiples systèmes d’information...

Processus d’ensemble d’une démarche physionique en entreprise
Une civilisation à modèle d'équilibre
Nous passons d'une civilisation avec un ordre préétabli à une civilisation à modèle d'équilibre ; rien ne peut plus être prévu avec certitude. Sur ce plan encore, les organisations vivantes peuvent nous montrer la voie. En leur sein, rien n’est prévisible, tout peut arriver. Seul est mémorisé un optimum de fonctionnement. Et encore, cette marge est-elle différente pour chaque espèce, chaque organisme, et chacun de ces composants. Chaque partie a sa spécificité, ses intérêts propres ; rien n’est homogène. Le vivant gère l’antagonisme et l’imprévu ; il ne fait même que cela : il tolère le désordre. Les molécules qui passent à travers une membrane ne sont jamais contrôlées de façon individuelle. Comment le pourrait-il ? Elles peuvent la traverser comme bon leur semble, plusieurs fois et en tous sens. Ce qui importe, c’est que globalement des optimums propres au développement de l’organisation soient conservés.
Le vivant régule même le désordre. Les êtres vivants profitent du désordre tant redouté dans les sociétés pour évoluer. L’évolution biologique repose sur une gestion savante du chaos. Du désordre pour enrichir l’ordre. Comment “l’individualisme” de chaque cellule, de chaque organe, de chaque individu concourt-il à la chose commune ? Nous n’en sommes qu’aux balbutiements. Notre société et nos entreprises devraient y consacrer un peu d’énergie et sans doute quelques ressources...

Pour en savoir plus :
André Giordan, Comme un poisson rouge dans l’homme, Payot éditeur, 1995.
André Giordan, Voici venue l’ère de la physionique, La Recherche, 80, 1996.