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QUE VOIT-ON DANS LES SALLES DE CLASSE ?
Texte publié dans Libération le 10 novembre 1990
Que voit-on dans les salles de classe ? Des enseignants qui causent, ou tentent de le faire du haut de leurs savoirs et des élèves qui écoutent, qui rêvent, et qui de temps à autre contestent comme en cette période.
Pourquoi rêvent-ils ? Parce que le message est décal par rapport à leurs préoccupations ou par rapport à ce qu’ils considèrent être la vie, leur vie, leur avenir.
Pourquoi écoutent-ils ? Parce qu’ils supposent, comme la plupart des enseignants d’ailleurs, que c’est la seule façon d’apprendre.
Il est vrai qu’il est souvent difficile d’envisager l’enseignement autrement. Que peut-on faire quand on n’a que peu de documents à sa disposition ; quand bien même les moyens de reprographie manquent ou encore quarante élèves à gérer.
Pourtant, depuis une dizaine d’années, un ensemble de travaux de didactique, de psychologie génétique et d’intelligence artificielle convergent. Tous disent : la pédagogie frontale, celle de tous les jours, est inefficace, voire inutile quand elle n’est pas mystifiante.
Acquérir des connaissances, s’approprier des méthodes de penser est rarement le fruit d’une simple transmission de messages d’une personne “qui sait” à un récepteur passif qui n’aurait qu’à bien enregistrer.
Cette situation idéale ne fonctionne que dans un seul cas. Celui où l’apprenant est motivé, se pose la même question et possède le même cadre de référence que le “savant”. Autant dire qu’il s’agit d’une situation bien rare aujourd’hui dans nos lycées !
Cette façon d’enseigner, si elle permet aux enseignants de boucler leur programme et de se donner bonne conscience, ne débouche que sur l’inintérêt, le plaquage de savoir et une rigidité de pensée accrue.
Importance de l’apprentissage
En fait, l’acquisition d’un savoir ne releve que d’un processus actif et conscient de la part de l’apprenant ; encore faut-il que le dispositif scolaire accorde une plus grande place à l’apprentissage et se donne les moyens de l’atteindre.
C'est le réseau de relations mobilisées entre le système conceptuel de l’apprenant et les informations glanées à l’école et hors de l’école qui est pertinent, et non la suite des données enregistrées. Ce réseau constitue la trame de la pensée, la grille de questionnement et d'analyse que l'élève active pour interpréter les données.
C'est donc l'apprenant qui, pour une raison ou une autre, doit se trouver en situation de changer ses conceptions. C'est lui-même qui élabore, intègre... bref apprend, et cela à partir de ses structures de pensée propres. Si l’enseignement ne les prend pas en compte, celles-ci résistent vivement au changement et au remodelage.
L'action propre de l'individu est donc au coeur du processus de connaissance: c'est ce dernier qui trie, analyse et organise les données afin d'élaborer sa propre réponse. Et personne ne peut le faire à sa place.
Il faudrait donc abandonner l'idée que les élèves accédent directement aux concepts par des présentations expositives. “Dire”, "donner", "montrer" une notion, ou encore la répéter quand elle n’est pas passée, est rarement opératoire. On peut ajouter que ce n’est pas parce que l’élève bouge ou manipule qu’il est rendu nécessairement actif. Les pédagogies de la découverte ou de la manipulation sont encore plus dogmatiques. Un grand nombre d’évaluation sont là pour l’attester.
Un environnement didactique adéquat
Ce qui compte c’est que l’élève soit concerné, interpellé dans sa façon de penser. Il faut qu’il soit acteur de l’élaboration de son savoir. Toutefois ce processus n'est pas le fruit du hasard. Il s'établit en fonction des structures de pensée en place (questions, cadre de référence, opérations maîtrisées) et des enjeux que l’élève perçoit de la situation.
Il doit être largement favorisé par ce que nous appelons un environnement didactique , mis à la disposition de l'élève par l'enseignant, et d’une manière générale par tout le contexte éducatif.
Car la probabilité pour qu'un apprenant puisse "découvrir" seul, l'ensemble des éléments pouvant transformer les questionnements ou facilitant les mises en relation multiples et les reformulations est pratiquement nulle dans un temps limité.
Des situations adaptées (situations questionnantes, confrontations multiples), nombre d'éléments significatifs (documentations, expérimentations, argumentations), doivent être mis à sa disposition. Des formalismes restreints (symbolismes, graphes, schémas ou modèles) doivent s’intégrés dans sa démarche.
On peut ajouter qu'un savoir ne se substitue aux idées premières que si l'apprenant y trouve un intérêt et apprend à le faire fonctionner. A ce niveau également, il doit se trouver confronté à un certain nombre de situations adéquates, d'informations sélectionnées. Il faut qu’il puisse mobiliser son nouveau savoir pour en tester son intérêt ou son efficacité.
Sur tous ces plans, il se dégage nettement que le rôle de l'enseignant est primordial et irremplaçable. La somme des apports, leurs interactions, leur progressivité ne peuvent faire l'objet de programme préétabli.
Toutefois son emploi est second et différent des traditions pédagogiques. L’enseignant ne peut être qu’un médiateur entre le savoir et l’élève. Il est l'organisateur des conditions de l'apprentissage. Il peut suggérer, mettre en place le cocktail d'éléments indispensables pour faire fonctionner les savoirs. L'environnement didactique que nous avons décrit rapidement ci-dessus .
Importance d’une formation de qualité
Bien sûr cela implique qu’il soit formé. En particulier qu’il est d’autres images possibles du processus éducatif. Notamment qu’il prenne conscience que l’acte d’apprendre est un processus de transformation et non de transmission.
Son rôle n’est plus de présenter des informations, il y a des moyens plus rentables, plus adéquats pour cela. Sa fonction est de motiver, de conseiller des repères, de convaincre l’élève de passer d’un niveau de pensée à un autre plus performant.
Nous voilà face à la principale question des systèmes d’enseignement. Celle de la formation des personnels et même des formateurs. Une réforme est certes en cours. Mais l’innovation ne doit pas rester administrative comme toutes les modifications de ces vingt dernières années. Elle devrait être aussi pensée sur le plan des contenus et du processus de changement.
Mais cela est une autre histoire. Elle demanderait aussi une transformation du système de pensée des administrateurs et des politiques qui nous gouvernent !
André GIORDAN, Professeur à l’université de Genève
Directeur de recherche à l’université de Paris VII
Spécialiste en communication auprès des organismes internationaux,
LDES, Université de Genève, 24 Rue du Général Dufour, 1211 Genève 4.
Nous avons été amené pour opérationnaliser ces idées à proposer un nouveau modèle d’apprentissage et d’intervention didactique. Il est aujourd’hui connu dans les milieux de la recherche et de la formation sous le nom de modèle d’apprentissage allostérique ( allostéric learning model pour les anglo-saxons qui s’y sont beaucoup intéressé pour ses aspects pragmatiques) .
Pour en savoir plus : G. De Vecchi et A. Giordan, L’enseignement scientifique : comment faire pour que ça "marche"? , Z'éditions, 1989 et A. Giordan et G. De Vecchi, Les origines du savoir , Delachaux, Neuchatel, 1987.
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