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LIBERATION mardi 15 février 2005
Mieux vaudrait utiliser les ressources des enseignants qu'imposer sans cesse de nouvelles réformes.
L’école n’a pas d’Histoire !
L'école n'a pas d'histoire ! Trente ans de réformes successives non préparées, non partagées, inachevées, pas évaluées n'ont servi à rien... Et pour confirmer cet état de fait, le nouveau ministre de l'Education va proposer sa réformette personnelle : une supposée nouvelle loi d'orientation. Pourtant, un peu de recul sur un passé récent montrerait que le changement de l'école ne se légifère pas... et que le changement ne vient jamais d'en haut !
Cette difficulté de mutation n'est pas l'apanage de l'école : toute organisation réagit de la sorte. Dans tout système humain (individu, service, entreprise, institution), le fait de légiférer ou de décréter un changement immédiat et brutal est ressenti par ses éléments ou ses membres comme un diktat. Tous le vivent comme une agression et réagissent immédiatement en opposant toute l'énergie de leurs résistances.
Les mesures seraient-elles favorables ou porteuses d'innovations qu'il en serait ainsi ! Le renforcement de l'enseignement des langues vivantes, les diverses dispositions propres à soutenir les élèves en difficulté (classes relais, heures de soutien), l'augmentation du volume des bourses, l'objectif de commencer à penser la formation dans les instituts universitaires de formation peuvent difficilement passer pour des mauvais coups assenés à notre système éducatif.
Sur un plan européen, nous constatons que les institutions qui ont le plus fait l'objet et les frais de tentatives de réformes maladroitement engagées s'avèrent précisément celles qui ont le plus de mal à évoluer. Il en résulte à chaque fois un peu plus d'immobilisme. Dramatique en période de mutation.
L'institution est ainsi bloquée par la maladresse de ses dirigeants. Dès lors, il n'est pas étonnant que la majorité des enseignants... attende toujours la prochaine réforme ! La situation de «réforme» est vécue par eux comme une sorte de non-acceptation de leur identité. L'exemple des TPE est le plus démonstratif ; à tous les échelons, des élèves aux inspecteurs, des résistances ont fusé lors de leur implantation non préparée, avant qu'ils soient encensés quand le ministre les... supprime !
Tout supposé changement est perçu par les personnes comme un déni, l'école mobilise ses freins pour se maintenir en l'état. Et pour les quelques téméraires ou les plus «obéissants», ou encore, pour ceux qui se laissent tenter par quelques sirènes rénovatrices, le retour sur terre est toujours brutal. Par exemple, que sont devenus les enseignants qui se sont investis dans «l'Ecole du XXIe siècle» de Claude Allègre ? Ce sont aujourd'hui les plus conservateurs. Ils ont été lâchés en rase campagne six mois après, sans un mot de remerciement. Et ceux qui ont cru au développement de l'éducation artistique lancée par Jack Lang ? Comment les remotiver ensuite pour une «nouvelle épopée» ?
Si l'on pouvait chiffrer les pertes dues à la non-prise en compte de «l'écologie» des organisations, on prendrait alors réellement conscience du coût de ces attitudes dommageables dans la conduite du changement. Et ce serait sans compter celles encore plus pernicieuses liées au non-respect déjà évoqué... L'énergie, la motivation, le temps mis pour compenser cette frustration au lieu d'utiliser ces ressources et ces compétences pour poursuivre un développement volontaire et enrichissant sont incalculables.
Un seul ministre avait bien perçu cette dynamique négative : Edgar Faure. «En décrétant le changement, disait-il, l'immobilisme s'est mis en marche et je ne sais plus comment l'arrêter.» C'était lors de la mise en place de sa réforme de l'Education nationale... en 1968 ! Depuis, tout n'a jamais fait que se répéter...
Le changement réussi est de l'ordre de l'informel et du complexe. C'est une transformation du regard qu'il s'agit de mettre en place en premier. Le changement s'opère d'autant mieux qu'il s'effectue inconsciemment, un peu comme les modifications du rythme cardiaque qui se produisent à notre insu. Il s'élabore d'autant plus efficacement que l'on évite le recours aux ordres et aux décrets, qui sont généralement subis comme des cassures et des ruptures, et que l'on prend appui sur les potentialités que tout système humain possède pour évoluer.
Ce sont les conditions de base pour obtenir la coopération des membres et des parties d'une organisation dans sa dynamique d'évolution. Et cette approche requiert toute la vigilance du promoteur de changement. Si celui-ci met l'accent sur les défauts et cherche en premier lieu à les éliminer, il a toutes les chances d'activer les blocages et par effet rétroactif de renforcer les dysfonctionnements repérés. Par contre, le respect et la valorisation des systèmes humains et des personnes dynamisent leurs possibilités d'évolution et les autonomisent.
Paradoxalement, c'est au moment où l'on s'accepte dans ses propres manques et où l'on se sent reconnu que l'on peut entrer le plus facilement dans un processus de changement. Toute organisation humaine, et cela est encore plus vrai pour l'école et ses personnels, y compris de direction, a fondamentalement besoin de cette reconnaissance et de cette valorisation avant de pouvoir entrer dans une dynamique d'évolution.
C'est alors que les ressources et les compétences du système deviennent facilement mobilisables pour parvenir aux fins souhaitées. Or, contrairement à ce que l'on pense généralement, les innovations ne manquent pas à l'école. Le problème est qu'elles sont peu connues, pas évaluées, rarement mutualisées, jamais valorisées. La plupart du temps, les enseignants les font même en cachette de peur de se faire taper sur les doigts.
Le changement est éminemment paradoxal. Sans doute sont-ce ces savoirs qui devraient faire partie du «socle commun de connaissances» de l'école. Cela serait certainement très utile à nos hommes politiques, mais pas seulement !...
C'est cette culture du changement qu'il s'agit d'injecter dans nos organisations, et pour commencer à l'école. Nombre d'enseignants sont déjà prêts à s'y lancer si on leur «lâche les baskets», si on les reconnaît dans leurs efforts et leurs compétences, et surtout si on les accompagne dans leurs faux pas. Pour les autres, tout est une affaire de recrutement, de formation et de reconnaissance... Sur ce dernier plan, un ministre a alors peut-être sa place...
Dernier ouvrage paru : Apprendre ! (Belin), nouvelle édition 2004.
Par André Giordan professeur
à l'université de Genève et directeur du Laboratoire de didactique et épistémologie des sciences.
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