Complexité

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Paradigme
Penser alternatif
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"Complexité et apprendre, formations
professionnelles et entreprises apprenantes".

André Giordan


Résumé
Dans les pratiques de formation, les modèles constructivistes habituels paraissent limités quand elles sont évaluées. Ce qui est cause de dysfonctionnement, ce n’est pas le fonctionnement opératoire tel que l’a défini Piaget, mais ce que nous appelons une «conception» de la situation, c’est dire à la fois un type de questionnement, un cadre de références, des signifiants, des réseaux sémantiques, y compris un type de rapport au contexte, au savoir et à l’apprendre. Autant d’éléments qui orientent la façon de penser et d’apprendre de chaque personne peu pris en compte.
Il s’agit alors de s’interroger sur ce que veut dire l’apprendre. L’apprendre recouvre un ensemble de fonctions multiples et complexes, polydistribuées et pluricontextualisées. L’apprendre mobilise plusieurs niveaux d’organisation mentale, à première vue disparates, ainsi qu’un nombre considérable de boucles de régulation. Notre proposition n’est pas de produire un modèle supplémentaire. Dans l’étape actuelle, nos travaux cherchent plutôt à repérer et à dépasser les limites des modèles en usage. Nous avons élaboré et validé divers «micromodèles» sur que signifie apprendre et sur l’environnement qui facilite ce processus.
Cette démarche, connue aujourd’hui sous le vocable d’apprentissage allostérique (allosteric learning model) tente de concilier les aspects paradoxaux et contradictoires inhérents à tout apprentissage. La connaissance et la prise en compte de ces nouveaux rapports aux savoirs, tant théoriques que pratiques, ne sont pas sans impact sur l'organisation et la culture même des structures de formations,et sur un plan collectif, sur le fonctionnement des organisations apprenantes.

Dans le domaine de la formation, le XXe siècle a été marqué par des courants qui proposent des formations qui se veulent centrées sur le «formé», celui que nous préférons nommé «l’apprenant». Dans ce qui est devenu une «tradition» dite constructiviste, l’apprenant est «l’acteur de son propre savoir». En d’autres termes, les connaissances sont construites durant la formation par ceux qui apprennent.
Ses fondements sont multiples, ils résultent d’une transposition d’écrits pédagogiques, de Rousseau à Neill, en passant par Cousinet, Decroly, Dewey et Freinet. Ils mettent l’accent sur la liberté de l’apprenant, ses besoins, ses centres d’intérêt1. Ils ont été confortés au cours du XX ème siècle par diverses études de psychologie cognitive. Pour ces dernières, acquérir des connaissances suppose l'activité des apprenants, activités seules, activité de manipulation d'idées ou de connaissances. Ces dernières viennent parfois bousculer, contrarier les manières de faire et de comprendre qui sont celles de l'apprenant.
Depuis nombre de variantes ont été développées, appellées «connexioniste», «cognitiviste», «socioconstructiviste», «interactionniste». Par exemple, par rapport au constructivisme type piagétien, l’approche sociocognitive ou socioconstructive introduit des dimensions supplémentaires : celle des interactions, des échanges, du travail de verbalisation, de co- construction ou de co-élaboration. Pour toutes cependant, l'individu reste le protagoniste principal du processus de l’apprentissage ; et les constructions mentales qui en résultent sont le produit de son activité.
Toutefois ces formations ne sont pas exemptes de défauts, nous préférons parler de «limites» ou de «champ d’application restreint». La principale étant que pour pouvoir «contruire», la personne doit pouvoir «déconstruire» ses savoirs préalables. Il faut donc envisager une déconstruction des conceptions de l’apprenant comme une étape préalable. Or, contrairement à ce que suggérait naïvement le philosophe français Gaston Bachelard (), cette démarche est impossible dans une pratique de formation. L’adulte, et encore plus le professionnel en formation, ne se laisse pas facilement déposséder de ses opinions et de ses croyances, même par une argumentation bien construite. Il se rattache à sa conception initiale pour toutes sortes de raisons. L’individu peut ne pas vouloir modifier ses idées sur les nuages pour ne pas changer son rapport au parapluie !2.. Construction et déconstruction ne peuvent donc être appréhendées que comme un processus interactif, voire interférentiel, par l’apprenant. Un nouveau savoir ne s’installe véritablement que lorsque celui en usage apparaît inadéquat, dépassé ou périmé. Paradoxalement, celui-ci a été le seul outil à sa disposition, il lui aura servi de cadre interprétatif pour donner sens à ce qui l’entoure.
Pour paraphraser Aumont et Mesnier (1992), «l’acte d’apprendre est en réalité (encore) un impensé » de la situation de formation. Car qu’est-ce donc qu’apprendre ? Quel est cet étrange processus ? Sans doute l’homme est-il une machine à apprendre » (François Jacob 1988), mais il ne peut le faire seul, sans un contexte favorable : qu’est-ce donc que « le métier d’apprendre» ? quel environnement favorise-t-il (ou inhibe-t-il) ce processus ?3.. S’interroger sur la formation sur un plan individuel ou sur les entreprises apprenantes dans le cadre d’une élaboration collective, c’est s’interroger sur l’apprendre ; c’est à dire sur ce processus non spécifique à l’Homme mais que l’Homme a largement su exploiter4 qui est de tirer partie de ses réussites et de ses échecs d’une part et de l’expérience des autres d’autre part.


1. Méthodologie

Pour approcher l’apprendre, il nous faut donc relever le défi de la tradition pédagogique et celles des modèles psychologiques. Quand un domaine résiste fortement à l’évaluation, il devient urgent de s'interroger en tout premier lieu sur les paradigmes de l’étude. Actuellement, il apparaît évident pour la formation de dépasser l’impasse cognitiviste d’un sujet face à un simple objet d’étude. Cette relation n’a de portée, semble-t-il, que située dans un contexte social qui lui donne un sens. Les institutions, les moments, les outils et les ressources (ainsi que leurs interactions) qui favorisent l’apprendre ou l'en empêchent sont de la matière première indispensable à la compréhension du processus.
La pensée d’une personne procède d’un fonctionnement éminemment social de l'être humain. Les fonctions psychiques supérieures, bien que génétiquement programmées, ne se développent pas pour des raisons seulement biologiques, le processus d’acculturation s’avère indispensable à l’éclosion de ces potentialités. L'éducation «restructure de manière fondamentale toutes les fonctions du développement » (Vygotski, 1930/1985). Les outils intellectuels élaborés par la personne qui apprend le sont au cours d'interactions, d’échanges avec un environnement bien particulier. Ceci signifie que seulement certaines conditions de mise en situation et de mode de fonctionnement des individus, permettent un processus interpersonnel qui peut ensuite être intériorisé, et générer des coordinations intra-individuelles, c’est-à-dire structurer autrement les manières de penser chez l’individu5.
La situation de formation, le médiateur, l’apprenant, le cerveau, les neurones, les synapses ne sont pas des niveaux indépendants, ces approches sont à mettre en perspective... En ce qui concerne l’apprendre, la méthode analytique habituelle conduit à une impasse. Un découpage trop fin dénature l’objet d’étude. Il y a fort peu de chance de rencontrer l’apprendre en restant aux seuls neurones, au traitement de l’information ou même au niveau des représentations de l’apprenant !6 L’apprendre se caractérise par des propriétés émergentes qui se révèlent beaucoup mieux par l'étude des interactions que par celle des parties qui les constituent. Dans un tel processus complexe, il est impossible d'atteindre la compréhension de l'ensemble comme un tout par l'étude exclusive de ses parties. On retrouve dans ce domaine, la position holistique de Bertalanffy (1973) quand il écrivait « la tendance à analyser les systèmes, comme un tout plutôt que comme des agrégations de parties, est compatible avec la tendance de la science contemporaine à ne plus isoler les phénomènes dans des contextes étroitement confinés, à ne plus décortiquer les interactions avant de les examiner, à regarder des tranches de nature de plus en plus larges »7.
Pour dépasser ces lacunes, l’approche mise au point au LDES se situe à l’intersection des contraintes nées des propriétés du cerveau, de l’histoire du système de pensée de l’apprenant et des possibles offerts par les situations éducatives ou culturelles. Encore à l’état d’ébauche, la méthodologie se présente comme une démarche systémique transversale. Elle réinterprète les apports des disciplines classiques que sont les sciences cognitives, les neurosciences, les sciences de l’ordinateur en les recentrant sur des questions propres à l’acte d’apprendre8. Certes, nous décomposons l’apprendre en trois grandes fonctions, elles-mêmes complexes: l’intentionnnalité, l’élaboration et la métacognition. Toutefois, ces trois grandes fonctions créent leur propre système, autorégulé, avec sa dynamique propre. Elles sont tellement imbriquées l'une dans l'autre qu'elles ne peuvent être traitées séparément. L'interaction constante qui existe entre les éléments du système est un paramètre important de notre démarche de recherche.


Principales dimensions de l’acte d’apprendre

 

Au point de départ, apprendre nécessite toujours une intention : un projet, même implicite. Il est motivé par un besoin, un désir, un manque : une question qui interpelle l’apprenant par exemple. Celui-ci peut être direct : progresser vers ce que l’on veut pouvoir faire, répondre à une nécessité, ou indirect : passer un examen, avoir une promotion, (se) faire plaisir, donner une certaine image de soi, etc.. Tout dépend de ce qu’on a décidé d’être, de faire ou de savoir. Pour aboutir, l’apprenant se donne les moyens ou cherche les situations nécessaires. En tout cas, il n'y a pas d'apprendre sans affect, c’est le “moteur” de l’ensemble du processus. Par ailleurs, les émotions, le plaisir, le désir, sont favorables à la mémorisation. Elles apportent un poids aux informations, facilitent leur sélection, leur confèrent une importance ; sans doute en liaison avec la production de neuromédiateurs lors de l’établissement des synapses.


S’il est indispensable, l’aspect émotionnel n’est pas suffisant. On peut désirer fortement tout connaître sur la mécanique quantique, encore faut-il pouvoir entreprendre les démarches cognitives correspondantes. L'apprendre procède alors d'un processus d’élaboration d'un individu confrontant les informations nouvelles et ses conceptions mobilisées, et produisant de nouvelles significations plus aptes à répondre à ses interrogations. Le changement s’opère de façon discontinue et dans une sorte de mini-crises successives qui peut être parfois une crise d’identité tant un individu a pu s’investir dans ses actes. Heureusement, le savoir progresse contre les séductions de l’apparence ou de l’évidence par optimisations successives. Lorsqu’il y a compréhension d'un nouveau modèle, la structure mentale s’est métamorphosée. Le cadre de questionnement s’est progressivement reformulé, la grille de références largement réélaborée. On ne traite plus les mêmes questions quand on passe de la génétique mendélienne à la génétique des populations. Les mots n’ont plus le même sens, même quand ce sont les mêmes, dans la vision macroscopique de la matière, la théorie atomico- moléculaire ou dans la théorie quantique.
Tous ces mécanismes sont différenciés selon les contenus. Ils passent par des phases de rectifications, de mutations ou éventuellement d’interférences entre conceptions mobilisées et informations filtrées (élaboration). Une autre configuration se stabilise quand elle apparaît plus apte à résoudre les questions qui ont sollicité la démarche. La modification de conception est plus facile si un autre équilibre pointe à l’horizon. Un autre mode de fonctionnement plus pertinent s’est mis en place, l’individu a pu en tester son opérationnalité.
Une fois formulée, cette expérience cognitive n’est pas simplement stockée, elle doit être en permanence mobilisable et mobilisée pour la suite. Heureusement, le cerveau déchire en permanence ses souvenirs pour les réorganiser en temps réel. C'est cette organisation qui investit en retour la manière d'aborder la situation nouvelle9. L’élaboration d’un nouveau savoir ne passe pas nécessairement par la destruction des savoirs antérieurs. Le plus souvent, il faut plutôt y voir une neutralisation ou une substitution ; différentes formulations peuvent cohabiter.
Enfin la maîtrise de l’univers de l’apprendre exige encore que l’apprenant donne une signification au savoir élaboré (métacognition). Pour parfaire un apprentissage, il importe que ce dernier prenne conscience de sa structure, de son importance et de ce qu’on peut en faire. Même inconsciemment l’apprenant situe ses savoirs par rapport à son projet. Il les adapte à sa propre manière de faire. Cela contribue à développer une attitude favorable à l'apprendre.

Système de l’apprendre

Cette interaction fait ressortir les liens de dépendances existant à l'intérieur des différents composants du système. Il ne peut y avoir élaboration d’un savoir sans un désir ou un projet fort, etc.... En retour, toute modification d'un sous-ensemble du système entraîne des réajustements plus ou moins importants au niveau des autres composants du système. Ainsi la pertinence d’un savoir élaboré ou les questions qui en résulte peuvent renforcer l’intentionnalité, c’est à dire le projet personnel de la personne. L’identification et l’analyse des éléments du système « apprendre » ne suffisent pas pour comprendre une totalité du processus ; en priorité notre approche étudie leurs relations.


2. Apprendre un processus complexe, voire paradoxal


Sur le monde qui l’entoure, chaque personne possède une représentation très précise et met en oeuvre des démarches particulières10. Ce système de pensée mis en branle à propos d’un projet -que nous nommons conception (Giordan, De Vecchi 1987)- oriente la façon dont l’apprenant décode les informations et formule ses nouvelles idées... Apprendre n'est donc pas ajouter de nouvelles informations. S’approprier un nouveau savoir, c’est l’intégrer dans une structure de pensée déjà “en place”. C’est au travers de savoirs propres, antérieurs à la situation de formation mais qu’il est capable de mobiliser dans celle-ci, que l’apprenant est capable de récolter, trier et décoder les données nouvelles, éventuellement de les confronter.
Cette intégration relève d’un processus d’organisation (réorganisation) et de régulation d’éléments préalables en interaction avec des données nouvelles ; il aboutira éventuellement à l’émergence d’un savoir nouveau. Toutefois cette émergence n’est possible que si l’apprenant saisit ce qu’il peut en faire (intentionnalité), s’il parvient à modifier sa structure mentale quitte à la reformuler complètement (élaboration) et si ces nouveaux savoirs lui apportent un “plus” dont il peut prendre conscience (métacognition) sur le plan de l’explication, de la prévision ou de l’action.
On comprend pourquoi l’apprendre est une fonction complexe11, non réductible à un seul modèle. Par nombre d’aspects, elle présente même de multiples composantes paradoxales. Par exemple, l’individu comprend, apprend au travers de ses conceptions. Ces dernières sont les seuls outils qu’il maîtrise, c’est au travers d’elles qu’il décode la réalité et les informations qu’il reçoit. En même temps, elles sont ses “prisons” intellectuelles qui l’enferment dans une façon de comprendre le monde : une causalité linéaire, une logique classique par exemple. Pour apprendre, il devra aller à l’encontre de celles-ci ; mais il ne le pourra qu’en «faisant avec». De coûteux détours sont alors indispensables pour réaliser une appropriation de l'expérience sociale. Former tient plutôt d'une alchimie complexe. Le modèle allostérique (Giordan 1998) permet de catégoriser et de mettre en relation, et par là d’inférer et de prévoir, le système de paramètres indispensables, ce que nous nommons l’environnement didactique (voir encadré ci-après).



Environnement didactique favorisant l'acte d'apprendre Pellaud (2000) d’après Giordan (1998)


Tous sont autant de facteurs limitants, l’apprendre est impossible quand l’un d’entre eux manque à l’appel... De plus, comme tous sont à leur tour en interaction, une régulation entre ces divers paramètres est encore à envisager. L’apprenant oublie à la fois ce qui est inutile, mais également ce qui est trop intense : un traumatisme qui ébranle son équilibre, la connaissance d’une maladie incurable par exemple, crée une dissonance trop forte qui évacue tout désir d’apprendre. De même, il lui faut être perturbé dans ses certitudes pour apprendre ; s’il l’est trop, il en devient paralysé!.. Toute perturbation doit aller de pair alors avec une confiance en soi ou un accompagnement. La personne accepte d’autant mieux une perturbation cognitive qu’il a l’assurance d’accompagnement suivi. Etc..


3. Conséquences sur les structures de formation et sur les entreprises apprenantes

Les acteurs de la formation, qu’ils soient décideurs, formateurs ou usagers, sont conduits à s’interroger, aujourd’hui plus que jamais, sur les enjeux, les contenus, les modalités, les démarches, les stratégies de la formation professionnelle. Une formation «face au défi de la complexité» ne peut pas être perçue comme une liste d'acquisitions linéaires à construire dont la somme égalerait le tout !.. Du fait qu'elle comprend un ensemble d’apprentissages complexes et exige des savoirs de terrain, la formation se situe davantage dans une relation à cette complexité et dans l'organisation personnalisée des apprentissages à un réseau de tâches.
Nombre d’aspects de la formation demandent à être resitués, à commencer par la démarche de projet. Cette dernière devrait permettre d'exercer l'ensemble des compétences transversales et de favoriser leur intégration. En priorité, il s'agit de mettre en valeur les attitudes et les démarches qui rendent compte des liens et de la globalité plutôt que la somme décortiquée des capacités12. La formation devrait solliciter plus l’apprenant dans ce qu’il est et ce qui le porte (son histoire, ses projets personnels ou professionnels, son rapport aux savoirs,..). Par ailleurs, cette démarche de projet, conçue et animée par l’apprenant en étroite collaboration avec l'équipe de formateurs, devrait être analysée d'abord sur le terrain, pour se poursuivre ensuite, à travers des réflexions, tant individuelles que collectives, en mobilisant des apports théoriques et en favorisant la confrontation de regards complémentaires13.
L’accent devrait être mis sur ce que les anglo-saxons appellent la relation d’empowerment14, c’est à dire la capacité à développer des pratiques de mobilisation, d’engagement ou encore de changements. Des recherches sont à développer à ce niveau, notamment pour mieux connaître les rapports à l’apprendre et à l’entreprendre de chaque personne. De même, une meilleure connaissance des paradigmes, c’est-à-dire des « soubassements » de la pensée d’un individu, est également à amplifier. Enfin, un regard neuf est à porter sur les personnes qui se sentent démobilisées et impuissantes. Quels sont les éléments déclencheurs du processus15 et quelles d’opportunités l’équipe de formation peut saisir16 ? Il importe de prendre en compte les aspects qui jouent un rôle régulateur et peuvent favoriser le processus, les résultats obtenus et les apprentissages effectués d’une part ; d’autre part, les environnements facilitants offrant soutien, ressources et valorisations.
Toutefois l'entreprise qui réussit n'est pas celle qui attache seulement beaucoup d’importance à la formation de son personnel... L’entreprise, en tant que système, doit améliorer globalement ses compétences, en tirant parti de ses propres expériences, en travaillant à partir de ses propres ressources. La réussite dans le changement passe par la coopération, l'engagement et la responsabilisation de chacun, mais également de l’interaction des entités qui la constituent. L'apprendre devient dans l’entreprise une matière première stratégique ; il constitue un élément essentiel à sa survie et à son développement17.
L'importation de connaissances de l'extérieur n’est qu'une condition nécessaire du succès qui repose tout autant sur les connaissances tacites et, plus largement, sur les compétences mises en oeuvre et développées dans l'organisation elle-même. Le management de la connaissance («knowledge management») dans une entreprise a ainsi pour objectif de faire émerger, d'organiser et d'utiliser la connaissance comme support à l'innovation continue. Il correspond à la prise de conscience que sa mémoire, sa culture sont également un capital de l'entreprise. Générées par ses propres activités, elle est valorisée dans ses activités nouvelles.
«L’intelligence économique» n’est une clé que si elle repose sur une réflexion sur les pratiques de l’entreprise et sur l'adaptation des structures pour lui permettre de produire elle-même la connaissance et les compétences qui lui sont nécessaires. Deux aspects ont été privilégiés plus particulièrement dans nos travaux : la vigilance à apprécier les changements (notamment de l’environnement mais également internes) en période changements très rapides et la compréhension de son fonctionnement stratégique : organisation, communication, gouvernance et mémoire18.
Cela nous a conduit à développer une politique de capteurs (veille), à travailler sur le management des connaissances entre les services et à développer une approche apprenante des organisations. Parmi tous les outils envisagés, l’un d’entre eux se trouve performant pour favoriser l’innovation en entreprise, il se nomme la physionique (Giordan 1996 ? Giordan 199, voir également encadré ci-après).

Qui sait gérer l’inattendu, l’incertain, le paradoxal, le contradictoire, le complexe? Qui a déjà fait ses preuves en matière d’organisation complexe ?.. Le Vivant, voyons... à commencer par ce que nous connaissons le mieux : notre propre corps! Telle est l’idée originale que développe la physionique. L’organisme humain, par exemple, n’est une simple machine. Il ne possède pas moins de soixante mille milliards d’unités de base, les cellules. Ces dernières possèdent des centaines de milliers de petits organes, les organites. Des milliards de réactions chimiques s’y déroulent à la seconde. Malgré des intérêts extrêmement divergents, toutes ses cellules, sans exception et sans discontinuité, interagissent positivement les unes sur les autres.... Sans conteste, le tout est beaucoup “plus” que la somme de ses parties.
Cet intérêt pour le vivant à des fins utilitaires n’est pas neuf. A plusieurs époques, l’homme a puisé dans la Nature pour inventer des objets technologiques. Parmi les productions les plus célèbres, citons le velcro de Georges de Mestrel imitant le système d’accrochage d’un fruit, celui de la bardane. De même, des revêtements pour sous-marins limitant les turbulences ont été inventés après étude de la peau des dauphins. Dans l’architecture, l’homme s’est largement inspiré des formes naturelles. Les structures hexagonales, aujourd’hui si fréquentes, ont été directement copiées sur les rayons d’abeilles. Les habitations légères de Le Ricolais s’inspirent directement du squelette de minuscules organismes du plancton : les diatomées. Cette approche analogique s’appelle la bionique.
La physionique renouvelle cette démarche. Au même titre que les structures anatomiques ou les mécanismes, les aspects fonctionnel et relationnel, les processus, les dispositifs inventés par le vivant concernent l’entreprise, notamment en matière d’organisation et de communication. De leur maîtrise, naissent des idées et des pratiques neuves pour appréhender les mutations en cours.
De plus, le Vivant a mémorisé une somme d’expériences réussies dans un environnement difficile. Il nous offre une véritable banque de données sur l’organisation, la communication, la veille et la mémoire. Trois milliards d’années d’essais et d’erreurs pour tenter de survivre dans un milieu peu propice, un vrai corpus soumis continuellement au crible de l’optimisation à long terme. Pourquoi ne pas l’intégrer à la culture d’entreprise ?
La physionique , un processus pour organiser, communiquer, veiller et mémoriser autrement dans l’entreprise.


Bibliographie
Aumont , B et Mesnier, PM,( 1992), L'Acte d'apprendre, Presses Universitaires de France, Bachelard, G, (1949), Le rationalisme appliqué, Presses Universitaires de France,
18 L'entreprise apprenante constitue des réseaux ou des systèmes dont la qualité détermine ses performances; elle définit des stratégies et modes de production innovants.
Bertalanffy, L. von, (1973), La théorie générale des systèmes, Paris, Dunod Giordan, A. et De Vecchi G., (1987), Les origines du savoir, Delachaux, Neuchatel, Giordan, A., (1995.), Comme un poisson rouge dans l’homme, Payot, Giordan, A., (1996) , La physionique in La Recherche, 284, février 1996 Giordan, A., (1998, ), Apprendre ! Belin, nlle édition 2002 Jacob, F., (1988), Biologie et racisme, Seuil, Le Moigne, J.L. (1979). Systémique et épistémologie, Aix-en- Provence: Rapport de recherche, GRASCE, Université de Droit, d'Economie et des Sciences d'Aix-Marseille, Faculté d'Economie. Le Moigne, J.L. (1983). La théorie du système général, Théorie de la modélisation, Presses Universitaires de France, Vygotsky, L., 1930, Mind and society : the Development of Higher psychological Processes, Cambridge, Harvard University Press. (Voir également Vygotsky aujourd'hui, sous la direction de B. Schneuwly et J-P. Bronckart, Delachaux et Niestlé, Neuchâtel-Paris, 1985), Weaver, W. (1948). Science and complexity, In: American Scientist, vol. 36. Weinberg, G.M. (1975). An Introduction to General Systems Thinking, John Wiley & Sons. Wiener, N. (1947, 1961). Cybernetics, MIT Press et New York: J. Wiley (édition révisée 1961).
Wilson, B. (1984). Systems: Concepts Methodologies and Applications, John Wiley & Sons.

 

Notes
1 Cette approche ne doit cependant pas nous faire oublier l’existence, le plus souvent en position dominante, de formations plus traditionnelles, centrées sur la transmission directe de connaissances.
2 Ce courant pèche par défaut de dialectique, il ne rend pas compte ni des rétroactions, ni de la complexité des tâches demandées . La réduction des acquisitions visées à des savoirs et des savoirs-faire ne permet à la formation que des
contenus instrumentaux. Elle élude d’autres compétences visées comme les savoirs-agis et encore les représentations de l’action à entreprendre.
3 Les différents psychologues constructivistes sont muets sur les contextes et les conditions qui favorisent l’apprendre, frustration suprême quand on se préoccupe de formation. Pour combler cette lacune, les pédagogues constructivistes mettent l’accent essentiellement sur la “co-action” (par un travail de groupe) ou encore le “conflit cognitif”. Or, le monde extérieur n'enseigne pas directement à l'individu ce qu'il est censé apprendre. A travers l’action, l’apprenant ne peut voir que ce qu’il peut comprendre directement. Dans un travail de groupe, il n’entend que ce que lui permettent ses conceptions. Un processus de médiation complexe dont il s’agit de décrire les caractéristiques est toujours indispensable.
4 L’apprendre est l’une des caractéristiques essentielles du vivant. Or, parmi les espèces vivantes, l’homme est celui qui peut la développer au plus haut point et ceci, paradoxalement, parce qu’il naît dans un état d’incomplétude sans égal. On nomme cette immaturité apparente de l’homme: « néoténie » Cet prolongement de la période juvénile conduit à des aptitudes d’adaptation renforcées!
5 De même, l’apprendre est à préciser en permanence par rapport à ses supports neuronaux et neuromédiateurs. L'apprendre est une caractéristique fondamentale du cerveau qui détermine des possibilités et des contraintes. Par exemple, tout apprentissage a un coût cognitif, lié à une certaine fatigue physiologique du cerveau. Il demande certain rythme caractéristique chez chaque personne. Toutefois, la question de l’apprendre est trop complexe pour être réductible à un seul modèle. Les neurophysiologistes ou les spécialistes de l’intelligence artificielle qui supposent que les avancées physicochimiques des neurones donneraient une bonne compréhension des mécanismes psychiques se font de douces illusions. On ne peut déduire les propriétés de la molécule d'eau à partir de celles de ses atomes constitutifs. Dans un système organisé, le tout est “plus” (du moins autre chose pour nous !) que la somme de ses parties. Les interactions entre les éléments et les régulations multiples font émerger de nouvelles propriétés.
6 De même, ce n’est pas au laboratoire qu’un cognitiviste pourra formuler un modèle opératoire. Les mécanismes cognitifs à l’oeuvre dans les situations expérimentales ne sont pas identiques à ceux mobilisés dans les situations quotidiennes. Cette situation induit des façons de faire que les individus n’ont pas habituellement. On traite plus de l’adaptation à une situation-test que de l’apprendre. Cette dernière fonction prend sens par rapport à l’intérêt que lui porte l’apprenant et non par rapport à un cadre théorique extérieur, élaboré par une communauté d’experts qui en dissertent à travers une épistémologie propre.
7 Voir également Wiener (1947, 1961). Weaver (1948), Weinberg (1975), Le Moigne (1979). Le Moigne, J.L. (1983), Wilson (1984).
8 Quatre niveaux de questions sont intégrés. Des questions au niveau biologique d’abord, car la faculté d’apprendre, constitutive de l’organisation du système nerveux, est une fonction homéostatique. Elle a pour but de conserver l’identité du système vivant tout en lui faisant subir les transformations nécessaires à son adaptation. Elle trouve son équilibre à partir de sa constitution interne confrontée à des informations internes. Des questions cognitive et socioculturelle ensuite, car apprendre est l’insertion d’un individu (ou d’un groupe) dans un environnement complexe. L’individu s’approprie ou invente des savoirs pour réaliser ses projets au sein d’un groupe (entreprise, association,..). Des questions au niveau de l’affect enfin, on n’apprend que ce qui nous touche ou nous accroche. Tous les jours, on peut noter, même à titre personnel, l’importance de l'émotion, du désir, de l'engagement, de l'imaginaire dans l'acte d’apprendre. Il faut encore ajouter que ces quatre niveaux se régulent mutuellement. Par exemple, la question de l’affectivité renvoie à la question du sens qu’accorde l’individu au savoir, or celle-ci prend sa signification dans un contexte social. Vouloir aborder ces aspects de façon séparée ne permet pas de comprendre les relations entre apprendre et l’individu.
9 Plus nous disposons de procédures de traitement d'information variées, pertinentes, plus nous pouvons consacrer de ressources à l'interprétation d'une situation. L’apprenant dispose d’une pluralité d’approches de son environnement qu’il met en oeuvre de façon différenciée suivant les situations et les contenus (conditions présentes). Plus la situation est incongrue, déstabilisante, originale, plus il utilise une façon de faire inférieure à ses potentialités.
10 Pour parvenir à un apprentissage, il n’y a pas une seule voie possible. Pour programmer un magnétoscope par exemple, on peut tâtonner seul, questionner un spécialiste, imiter un copain ou lire la notice. Dans une formation d’enseignant, on peut travailler en groupe, se documenter, démonter une pratique inadéquate, élaborer des hypothèses pédagogiques et les tester en classe. Pour certaines formations de type scientifique ou technique, l’apprenant devra encore faire la bibliographie du domaine, s’interroger sur son propre raisonnement ou encore prendre du recul pour imaginer un autre modèle. Des métaphores, des analogies, un schéma, un conceptogramme un jeu de rôle pourront faciliter la compréhension. Toutes ces pratiques de formation peuvent être nécessaires de façon à la fois complémentaire et conflictuelle. Ce qui détermine l'apprendre, c'est le réseau d'informations externes interprétées par la personne en fonction de ses expériences passées et de son projet actuel. On mesure là le rôle primordial de l’apprenant, seul véritable architecte de sa formation.
11 L’affectif, le cognitif et le sens se trouvent ainsi intimement liés, en régulations multiples. Et tous trois sont régulés par des facteurs sociaux ; l’apprentissage dépend fortement d’un contexte, il se réalise toujours dans un environnement socioculturel.
12 Un référentiel est à élaborer dans cette perspective systémique.
13 Cela implique des moments de métacognition inclus dans la formation d’une part et d’autre part une «bonne» formation des formateurs à l’écoute. Si l’individu doit apprendre seul, et personne ne peut le faire à sa place; l’apprenant a peu de chance de "découvrir" seul l'ensemble des éléments pouvant modifier ses questions, ses concepts ou son rapport aux savoirs. Le sens qu’il attribue aux connaissances ne peut se transmettre directement. Seuls l’apprenant peut élaborer leurs significations propres, compatibles avec ce qu’ils sont, au travers de leur expérience propre. Toutefois le médiateur peut faciliter cette production de sens en filtrant les multiples informations, en amplifiant ou réduisant l'apport des stimulus extérieurs. Il peut faciliter les liens, les mises en perspective ou encore inciter à l'organisation.
14 Le terme anglais d’empowerment met notamment en évidence le fait qu'il s'agit de donner du «pouvoir» aux personnes, c'est-à-dire de mettre en valeur leurs capacités et leurs ressources pour réaliser au mieux leur projet. Ce sentiment se construit par le jeu d’un processus amplificateur dans lequel l’engagement de la personne dans ses activités et les opportunités qu’elle a de développer sa confiance se renforcent mutuellement. Des moments de coaching peuvent être indispensables.
15 Nos travaux montrent déjà l’importance d’une compréhension critique de la situation qui permet à la personne, par une prise de conscience, de développer un sentiment renouvelé d’estime de soi. Ces éléments déclencheurs peuvent être liés à une crise, plus simplement à une nouvelle information ou à un changement dans l’environnement qui génèrent une dissonance et facilitent la perception d’une alternative à l’impuissance.
16 Il peut s’agir d’une situation que la personne peut saisir pour prendre confiance dans sa possibilité d’avoir un contrôle sur celle-ci. Il peut s’agir par exemple de l’occasion pour la personne de clarifier son rôle ou sa vision d’un objectif à atteindre.
17 Les entreprises doivent désormais devenir apprenante face aux défis de la complexité pour prendre les meilleures décisions. Elles doivent savoir maîtriser les changements organisationnels, utiliser et développer leurs potentiels internes et externes de veille par exemple.