Complexité

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Quel programme de formation pour  comprendre/mobiliser une pensée complexe ?

André Giordan

Résumé
La « pensée complexe » est devenue au cours de ces dernières années un mot « valise ». De fait, cette approche émerge progressivement dans la société, même si l’analyse classique reste omni-présente, même si cette nouvelle approche demeure pratiquement absente -sauf exceptions notables- de tout le parcours scolaire et universitaire, élites comprises… Toutefois pour accéder à la pensée complexe, en d’autres termes pour repérer les liens, modéliser en système, reconnaître les limites, admettre les incertitudes ou encore concéder les contradictions, de quels outils et ressources intellectuelles doit-on disposer ? Une recherche spécifique a été mise en place au sein du LDES. Elle a conduit à faire émerger et à tester une ébauche de programme de formation ; il peut être décliné différemment suivant le niveau ou le contexte de la formation.

Mots clés
Pensée complexe – formation – pragmatique – analyse systémique – physionique – concepts organisateurs – clarification des valeurs – paradigmes

Une première formulation de la « pensée complexe » (PC) ou « complexité » date de 1982 ; elle a été élaborée par Edgar Morin dans son livre Science avec conscience (1982). En opposition à l’analyse classique, tout en ne la niant pas, cette approche enjoint de relier, plutôt que de séparer ou décomposer, de travailler globalement sur les flux, tout en distinguant.
Aussi la connaissance scientifique fut longtemps et demeure encore souvent conçue comme ayant pour mission de dissiper l'apparente complexité des phénomènes afin de révéler l'ordre simple auquel ils obéissent. Mais s'il apparaît que les modes simplificateurs de connaissance mutilent plus qu'ils n'expriment les réalités ou les phénomènes dont ils rendent compte, s'il devient évident qu'ils produisent plus d'aveuglement que d'élucidation, alors surgit le problème : comment envisager la complexité de façon non-simplifiante ? … (Morin, 1990)

Nombre d’auteurs ont contribué à son émergence à la fin du XXème siècle, notamment Wiener, Simon, Von Forster, von Neumann, Prigogine, Varela, Atlan, Le Moigne et bien sûr, Morin. Et de fait, la pensée de la complexité se présente actuellement comme un édifice à plusieurs étages :
« La base est formée à partir de la théorie de l'information, de la cybernétique et de la théorie des systèmes et comporte les outils nécessaires pour une théorie de l'organisation. Vient ensuite un deuxième étage avec les idées de John von Neumann, Heinz von Foerster, Henri Atlan et Ilya Prigogine sur l'auto-organisation. À cet édifice, j'ai voulu apporter des éléments supplémentaires, notamment, trois principes que sont le principe dialogique, le principe de récursion et le principe hologrammatique ».
(Morin, 1996)

Ainsi en matière de PC, des sources solides et théorisées existent ; ce sont trois théories : celles de l'information (Shannon 1949), de la cybernétique (Wiener1952) et des systèmes (Bertalanffy, 1968), auxquelles il faut adjoindre les apports conceptuels développés au travers de l'idée d'auto-organisation d’une part et des trois principes de Morin (1996) d’autre part, à savoir :
1. Le principe dialogique. Ce principe introduit la notion d’antagonisme que nous qualifions de « porteur ». En d’autres termes, il met l’accent sur l’importance de notions qui se contredisent et devraient se repousser, mais qui s’avèrent indissociables et indispensables pour comprendre une même réalité. 
2. Le principe de récursion. Ce principe va au-delà du principe de la rétroaction (feed-back). Les produits ou les effets sont eux-mêmes causes ou inducteurs de ce qui les produit. 
3. Le principe «hologrammatique ». Ce principe conçoit la réalité autrement ; il introduit à une autre logique plus globale : par exemple, il met en évidence que le « tout peut être dans la partie ».

Un système conceptuel
 Cette pensée a fait ses preuves comme puissant outil pour aborder de façon pertinente les questions « vives » d’une société mondialisée où convergent incertitude, paradoxes, aléatoires et surtout où les solutions uniques n’existent pas ou plus. Un système conceptuel en émerge ; il peut être médiatisé par le conceptogramme suivant (fig 1) :

Fig 1. Conceptogramme de la pensée complexe (Giordan 2010)

Toutefois cette pensée est encore peu partagée. Elle n’est pas présente dans le « socle de connaissances et de compétences », à la base de l’éducation nationale en France. Peu de cours lui sont consacrés à l’université ; elle est même absente de la formation des élites. Aucune grande Ecole ne l’a encore mise à son programme, à quelques exceptions notoires près. Seule quelques formations « à la carte » ont été initiées. Ce qui est mis en avant dans ces dernières est un « changement de regard ». Celui–ci passe schématiquement par « l’identification des relations », des « repères historiques », « l’approche de pratiques éclairant l’organisation des territoires » ou une « meilleure gouvernance ». Il est proposé des « démarches de recherche-action », des savoirs et des pratiques du champ de l’organisation ou de « l’action opérationnelle ». « L’autonomie des personnes » ou la « coopération entre milieux multiculturels » sont encore d’autres objectifs avancés.
Or de tels programmes, mêmes s’ils se veulent innovants ou généreux, ne peuvent être pertinents sans l’appropriation de démarches, d’attitudes spécifiques, de concepts organisateurs, et surtout sans une interrogation épistémologique sur les soubassements de cette pensée. Pour tenter de rendre opérationnel un partage de la pensée complexe, un séminaire de recherche a été mis en place dans le cadre des cursus de l’université de Genève (niveau master). Il a fonctionné les années universitaires 2006-07, 2007-08, 2008-09, 2009-10. Dans ce cadre, des conférences, des séminaires, des ateliers ont eu lieu. Des études sur les conceptions des personnes ont été entreprises, des obstacles ont été repérés. Un certain nombre de dispositifs de formation ont été tentés et évalués suivant une méthodologie précise (1).

Les composantes d’une formation PC

Parmi les démarches à associer, plusieurs peuvent ainsi être répertoriées pour mettre en place un « environnement d’appropriation de la pensée complexe » (EAPC). Citons notamment :

  • la pragmatique,
  • l’analyse systémique,
  • la physionique, ou encore
  • l’approche « savoirs émergents ».

Toutes s’imposent comme «ressources » de formation. Toutefois pour être pertinentes et susciter un changement de comportement chez les personnes, ces démarches doivent être croisées avec :

  • des concepts structurants (exemples : organisation, régulation, émergence, etc.),
  • une clarification des valeurs, et surtout
  • un questionnement sur les paradigmes dominants ou personnels.

La pragmatique
La pragmatique est une ressource propre à apporter des solutions -ou du moins des optimums- à des situations qui posent problème, de les mettre en place et d’en évaluer la pertinence pour les affiner (fig. 2.). En premier, elle conduit à poser le ou les problème(s) ; du moins, elle tente de les formuler pour donner prise à une ou plusieurs investigations. Où sont les obstacles, les limites, comment les énoncer ? Cela nécessite de distinguer l’essentiel de l’occasionnel, d’envisager les différentes dimensions de la situation et préciser les acteurs, les interactions et les enjeux.

Fig. 2. Etapes d’une pragmatique

Ensuite l’investigation proprement dite peut commencer. Pour chaque problème, les causes, les interactions principales et secondaires sont à rechercher. Comme elles sont généralement multiples et en rétroaction, il s’agit alors les hiérarchiser, mettre en avant leurs interrelations et les structurer dans le cadre d’un système dont les limites sont à préciser (le lieu : le groupe, l’entreprise, la ville, la région, la biosphère, etc.). Les obstacles aux changements sont également à identifier. Les entraves sont toujours sous-estimées : avantages acquis, habitudes de vie, gestion administrative, réglementations de tout ordre, habitudes ou peur du changement, etc. Une recherche de compensations satisfaisantes pour préserver les intérêts afin de faire accepter les changements est à inclure. Plusieurs scénarios peuvent être conçus en parallèle, chacun étant élaboré à partir de valeurs différentes ; les données, les règles du jeu évoluent de jour en jour.
Enfin, il est rare qu’une démarche de type complexe puisse réussir d’entrée ; un processus d’évaluation doit être mis en place lors de chacune des phases. L'important est la régulation des problèmes, des optimums ou du changement, plus que la réponse qui ne peut être que conjoncturelle. Ce processus ne peut être en aucun cas envisagé de façon linéaire et descendante. Une approche multiple, régulée, transversale et ascendante est préférable (voir fig. 3.). Mais encore s’agit-il de les penser en fonction des ressources, des possibilités et de la culture du lieu.

Fig. 3. Le processus de la pragmatique

L’analyse systémique
L’analyse systémique parfois nommée démarche systémique est une autre ressource de formation complémentaire ; elle vise à clarifier et à formuler une réalité (événement, situation, etc.) en tant que système. Elle permet de préciser en particulier :
       - les niveaux d'organisation,
       - les états possibles du système,
       - les échanges entre les sous-systèmes (flux, turn-over, etc.),
       - les limites et les échanges avec l’environnement,
       - les facteurs de régulation internes et externes et leur dynamique.
Complémentaire de l’analyse cartésienne qui réduit la complexité à la compréhension des composants élémentaires, l’analyse systémique devient pertinente pour décoder les systèmes complexes présentant un certain niveau d'incertitude, d’instabilité ou de flou. Il ne s'agit plus de comprendre en décortiquant chaque partie du système ; au travers d’un regard global du système, elle modélise :
- l'interdépendance des éléments, le plus souvent en matière de flux de matière, d'énergie et d'information,
- l’interdépendance du système et de l’environnement,  et
- la « cohérence » de l'ensemble.
L’analyse systémique pilote ainsi le réseau des relations (en particulier le réseau des chaînes de régulation) entre les éléments ou les acteurs du système. A travers la production et le fonctionnement d’un modèle, elle conduit :
- à matérialiser une organisation, souvent hiérarchisée selon plusieurs niveaux,
- à fixer les limites du système, son histoire et les interactions avec son environnement.
Pour que le modèle devienne opératoire, il importe de prendre en compte certains indicateurs (tableau 1.) et surtout de respecter certaines lois constitutives de toute organisation (voir fig. 6.) :
- décomposer le système selon des critères précis en sous-systèmes et en modules fonctionnels,
- reconnaître sa frontière pour pouvoir distinguer ce qui fait partie du système de ce qui appartient à l'environnement,
- travailler en priorité sur les liens, les interactions, les régulations,
- détecter les signaux faibles, qui renseignent sur les tendances du système,
- ne pas prétendre à l'exhaustivité mais viser plutôt la pertinence.
- alterner l’approche théorique et l’approche de terrain,
- accepter le niveau d’exigence optimum.

Un système est constitué d’éléments en interaction.
Quels sont les éléments pertinents ?
Quels sont les types d’interactions et de régulations pertinents ?
Notamment en matière d’échanges (flux) d’informations, de matière ou d’énergie.
2. Un système est en relation avec son environnement.
Quelles sont la nature, l'importance et la densité de ces échanges ?
Quels sont les capteurs mis en place ?
3. Un système est séparé de son environnement par une frontière.
Quelle est « l’intelligence » de cette frontière ?
4. Un système répond aux perturbations qu'il reçoit de son environnement,
Ces perturbations modifient-elles la structure ?
Les perturbations atteignent-elles un « seuil » entraînant une modification des interrelations du système ?
Y a-t-il eu émergence de nouvelles propriétés ?

Tableau 1. Eléments d’une grille d’analyse systémique
(extraits, Giordan, Souchon, 2009)

La physionique
Pour prendre en compte la complexité, il faut sortir des certitudes, abandonner les habitudes, les évidences et les tabous pour élaborer de nouveaux repères. Quand il n’existe pas de solutions engrangées dans la mémoire collective, pourquoi ne pas les faire émerger des interactions déjà existantes, notamment en prenant un référent complexe mieux connu : le vivant. Les organismes vivants savent gérer le complexe, l’inattendu, l’incertain, le paradoxal, le contradictoire. Ils ont fait leurs preuves en matière d’organisation et de complexité. Des milliards de solutions ont été engrangées lors de ses 3,5 milliards d’années d’évolution pour faire face à des situations plutôt délicates.
Telle est l’idée originale que développe la physionique. Cet intérêt pour le vivant à des fins de comprendre n’est pas neuf. A plusieurs époques, l’homme a puisé dans la Nature pour inventer des objets technologiques. Parmi les productions les plus célèbres, citons le velcro de Georges de Mestrel imitant le système d’accrochage d’un fruit, celui de la bardane. De même, des revêtements pour sous-marins limitant les turbulences ont été inventés après étude de la peau des dauphins. Dans l’architecture, l’homme s’est largement inspiré des formes naturelles.
Cette approche analogique s’appelle la bionique. La physionique renouvelle cette démarche. Au même titre que les structures anatomiques, les aspects fonctionnel et relationnel, les processus, les dispositifs inventés par le vivant concernent la société, l’entreprise, les ONG ou autres associatifs. De leur maîtrise, naissent des idées et des pratiques neuves pour appréhender les situations complexes. Prenant appui sur les solutions envisagées par le vivant, les “physioniciens” essaient alors en matière de complexité:
- d’exploiter des analogies,
- de forcer des comparaisons,
- de vérifier la pertinence de principes, ou
- de transposer des approches.
Les applications les plus efficaces ont été constatées en matière de communication, notamment les communications transversales (entre sous systèmes), de capteurs internes ou externes, et de types d’organisation et de mémoire.

La démarche « savoirs émergents »
Pour approcher les questions vives, une démarche dite de « savoirs émergents »  a été conçue et corroborée. Elle consiste à repérer, nommer et formaliser de “nouveaux” savoirs par une confrontation « d’expertise » citoyenne. Elle prend place pour formuler et tester des savoirs qui n’ont pas de référents dans la recherche universitaire ou dans les pratiques des corporations. Ce sont des :
- savoirs pour comprendre et pour agir, mais également
- savoirs sur le “vivre ensemble”, pour répondre aux interrogations des uns et des autres, tant au niveau social que personnel.
La méthodologie collective (2)(Giordan, Herber-Suffren et all 2007) mise en place consiste à :

  • repérer les questions restées sans réponse, qu’elles soient relatives à des problèmes sociaux ou personnels,
  • chercher comment problématiser quand il n’y a pas de référent;
  • multiplier les expériences (ou tirer parti des expériences diverses),
  • mettre en commun les hypothèses, les idées (situations optimisées, analyse des échecs),
  • confronter les pratiques de remédiation (solutions alternatives, pratiques de changement).

Enfin, il s’agit toujours d’innover, d’évaluer celles-ci et de mutualiser les approches.

Les concepts structurants
Actuellement les individus sont perdus dans une foule d’informations, de savoirs émiettés et non situés. Ils ne peuvent dès lors les exploiter, ces données demeurent éparses. L’introduction de « concepts organisateurs » introduit des « balises» dans la formation PC ; ils confèrent du sens aux éléments repérés et mémorisés.
Un « concept organisateur » fonctionne comme un « centre de gravité ». Il induit des liens dans la masse des informations. « Colonne vertébrale » d’un réseau conceptuel, il évite l’empilement des données. Il permet de rassembler, de classer, de catégoriser et de chercher des similitudes... bref, de comprendre. Il fournit parallèlement des instruments pour décoder la réalité, pour mettre en ordre le complexe. Il « ouvre » la pensée en introduisant un autre regard sur une situation, un phénomène (tableau 2.). Un concept organisateur permet de « nourrir » les problèmes apparents ou d’en voir de nouveaux. Il est d’autant plus pertinent qu’il permet ce regard sur des réalités très diverses (fig. 4).

 

Fig.4. Réseau de savoirs organisateurs

Malgré des évidences premières très différentes, un atome, une cellule, un individu, ou même une entreprise sont tous des « organisations ». La famille, la tribu, une association, peuvent être envisagées également de la sorte ; de même pour un écosystème, les systèmes d’échanges de valeurs boursières ou encore le réseau Internet.

 


 

 

 

Fig. 5. Exemples d’organisation

Dans une organisation, les éléments qui la composent ne sont jamais à prendre seuls. Leurs interactions et leurs régulations sont prépondérantes, d’autant plus que toutes sont en interdépendance et qu’elles se « nourrissent » mutuellement. Toutes sont traversées par des flux de matière, d’énergie et d’information. De leurs interactions et de leurs régulations émergent de nouvelles propriétés. Toutes ont une identité, une ou plusieurs mémoires et en définitive une histoire plus ou moins complexe suivant le niveau d’organisation.
F ig.6. Caractéristiques d’une organisation

La clarification des valeurs
Dans le cadre d’une approche complexe, il apparaît essentiel de prendre également conscience des valeurs qui sous-tendent les choix généraux (politiques, économiques, etc.) ou quotidien :
1. Pourquoi a-t-on fait ce choix ?
2. Qui a pris la décision, en fonction de quels critères ?
3. Quel a été le mécanisme de décision ?
4. A-t-on évalué les retombées à court terme, à long terme ?
5. En définitive, le choix a été effectué en fonction de quels systèmes de
valeurs ?
Lors d’une formation PC, tous ces points sont à clarifier : les choix qui dictent les décisions, mais aussi le système de valeurs qui les sous-tend. A une époque où les valeurs habituelles sont contestées, il devient impossible de transmettre un système de valeurs particulier. Au contraire, il devient indispensable de progresser dans la recherche des valeurs les mieux adaptées à une survie de l’humanité sur le long terme d’une part ou d’autre part des valeurs du « vivre ensemble ».
Une approche de clarification de valeurs permet à chacun de se révéler à lui-même les éléments de son propre système de valeurs (pas toujours cohérent !) et d’en identifier les principales composantes et conséquences. Collectivement, elle peut faciliter la discussion sur les valeurs à partager. L’important est que les valeurs ne s’imposent pas par obligation, par mode et encore moins par la force, mais qu’on puisse les discuter jusque dans leurs conséquences ultimes.

Le travail sur les paradigmes dominants ou personnels
La pensée repose sur des raisonnements ; or ceux-ci sont emplis surtout d’évidences, de lieux communs. Elle conduit à des prises de décision qui reposent parfois sur des façons de raisonner automatiques ou des non-dits. Ces mécanismes intimes font référence à « la pensée la plus commune ». Certains sont installés depuis la plus tendre enfance, transmis de générations en générations, sans être interrogés. Ils peuvent correspondent à des croyances partagées. En d'autres termes, des implicites s'imposent de la façon la plus évidente. L’école, l’université les entretient, notamment dans des disciplines supposées « nobles » comme les maths ou les sciences. Ces paradigmes sont autant de paramètres limitants à l’instauration d’une pensée complexe… En formation, il s’agit de les questionner et surtout de les travailler.
Par exemple, 1+1 ne fait pas toujours 2 ; l’addition, telle qu’on la conçoit, n’a d’intérêt que sur une classe bien particulière de problèmes. Onze individus additionnés peuvent créer des millions d’euro de bénéfices si ces onze individus constituent une équipe de footballeurs qui gagne le championnat du monde. Au contraire, cela peut valoir des milliards de dollars de perte si ce sont onze administrateurs qui se combattent au sein d’une multinationale. En conditions complexes, une autre « logique » est à introduire, celle de penser « interaction », « régulation » ou « émergence ». De multiples autres paradigmes sont ainsi à ciseler (tableau 3).

Notre façon de distinguer repose sur une autre habitude de pensée, elle nous renvoie automatiquement à une catégorisation très souvent binaire. “Je distingue l’un de l’autre” et “si c’est l’un, ce n’est pas l’autre”. Si je choisis de dire que c’est A, ce ne peut pas être B”... Mais quand commence “A” ?.. Et “A” est-il si permanent ou si délimité, comme le supposent les mathématiques classiques ? Prenons un être vivant : A ne reste pas toujours A tout au long de sa vie. Il grandit, il mûrit, il vieillit. N’a-t-il pas une histoire qui le rend pourtant différent jour après jour ? Quand l’être vivant A interagit avec B, reste-t-il toujours A, ne devient-il pas A’ ? Dès qu’il apprend, l’individu est-il toujours totalement le même ? Le seul principe d’identité -autre paradigme implicite- a de grandes limites qu’il importe d’appréhender. Sans cela, la pensée reste totalement inopérante.

Tableau 3. Autre paradigme à interroger


Conclusion provisoire

Que faire dans un monde incertain et complexe ? Au quotidien, les réponses des individus sont multiples. La plupart :
1. dépriment (« tout fout le camp », « Il n’y a plus de valeurs », etc.),
2. s’enferment dans son identité (frites et moules, bière flamande, etc.),
3. cherchent des panacées (gourou, secte, etc.).
Une autre approche pourtant serait plus positive. Le monde est complexe et incertain, c’est la normalité… L’individu ne doit-il pas apprendre à faire face à un tel enjeu. Il en est de même pour nos sociétés. Tout à la fois, elles doivent apprendre à vivre avec la complexité et dans l’incertitude. Surtout, elles se doivent préparer les jeunes à développer un nouveau regard au travers de la pensée complexe. En premier, cette nouvelle approche devrait être insufflée à nos élites (politique, administrative, etc.). De nos jours, nos sociétés sont bloquées par l’incompétence de leurs dirigeants (ministres, hauts-fonctionnaires, etc.) en matière de système et de changement. Si l'on chiffrait les pertes dues à cette non-prise en compte de la pensée complexe, on prendrait conscience du coût de ces contre-attitudes dans la conduite du changement. Une première estimation montre qu’elles sont au moins 8 fois supérieures aux économies réalisées par le non remplacement d’un fonctionnaire sur deux.
Un changement réussi est forcément de l'ordre du complexe, de l’informel et du paradoxal. Il s'opère d'autant mieux qu'il s'effectue inconsciemment, un peu comme les variations du rythme respiratoire qui se produisent à notre insu. Il s'élabore d'autant plus efficacement qu’il prend appui sur les potentialités que tout système possède pour évoluer.
Le mouvement de la pensée complexe ne peut plus en rester aux seules considérations théoriques. Il se doit de contribuer à enrichir les dispositifs de partage.

Bibliographie
Bertalanffy, L. von, (1968). Théorie générale des systèmes, Paris, Dunod, 1973.
Giordan, A., Herber-Suffren, C., et all. (2007). Les savoirs émergents, Nice, Ovadia.
Giordan, A. (2010). Cours Master, Séminaire LDES, Université de Genève.
Giordan, A. et Souchon, C. (2009). Une éducation pour l'environnement vers le développement durable, Paris, Delagrave.
Morin, E. (1982). Science avec conscience, Paris, Fayard.
Morin, E. (1992). Introduction à la Pensée Complexe, Paris, ESF Éditeur.
Morin, E. (1996). Pour une réforme de la pensée. Le Courrier de l'Unesco, vol. 49, no2, pp. 10-14.
Le Moigne, J. L. (1977). La théorie du système général. Théorie de la modélisation, Paris, PUF.
Shannon, C. E. et Weaver, W. (1949). The mathématical Theory of communication, University of Illinois, Urbana III, 1949.
Wiener, N. (1952). Cybernetics and Society, the Human Use of Human Beings, Trad. Cybernétique et société, l'usage humain des êtres humains, Paris, édition 10/18.

1. Publics : étudiants niveau master, groupes de 8 à 20 personnes. Méthodologie : interviews des étudiants et suivi continu de ces derniers avec une évaluation (individuelle et en groupe) à mi-course et en fin d’année.

2. Cette démarche a été mise au point parallèlement au sein du LDES par approche universitaire lors des séminaires de recherche et dans le cadre d’une approche plus citoyenne suscitée par le Mouvement des réseaux d’échanges réciproques de savoirs (à l’initiative du Groupe apprendre initié par Claire Hébert-Suffrin).