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Interview
par M. Huet, Eureka, Libération
André Giordan, vous êtes un scientifique connu sur
le plan international et vous suivez depuis plus de vingt ans les questions
d’éducation. Alors que reste-t-il chez les jeunes en fin
de scolarité, après 12 années de sciences ?
J'ai peine à le dire, mais il ne reste pas grand chose. Depuis
une dizaine d'années, nous faisons régulièrement
des évaluations auprès d'élèves après
un baccalauréat réussi. Certaines idées erronées
enregistrées dès l’école maternelle se retrouvent
identiques après la scolarité ! Entre temps, l’élève
a pu subir plusieurs cours sur ces sujets à différents niveaux.
Prenez la digestion, vous avez encore 15% d'étudiants qui pensent
que nous avons deux tuyaux, l’un pour digérer les liquides,
l’autre pour les aliments solides. 40% d'entre eux envisagent un
estomac central avec tous les organes branchés sur lui. De même,
35% n'ont aucun problème pour faire passer les aliments par le
foie, puis l'estomac, ensuite le pancréas avant de rejoindre successivement
le gros intestin et l'intestin grêle !.. De même, nombre d’élèves
en fin de scolarité ne connaissent toujours pas les spécificités
respectives de l’atome, de la molécule et de la cellule.
Ils ne savent ni repérer les principales étoiles dans le
ciel, ni situer les principaux organes dans leur corps...
A la limite, ces constats qui portent sur des notions sont de peu d’importance.
Ce qui l’est beaucoup plus, c’est que l’enseignement
scientifique développe l’ennui et le désintérêt
au cours de la scolarité, voire même du rejet dans l’enseignement
secondaire.Le questionnement des élèves diminue tout le
long de la scolarité et l’irrationnel se répand dans
la société.
Il n’apporte pas non plus les compétences attendues aujourd’hui
sur le plan professionnel. Encyclopédisme obligé, abrutis
de détails, les étudiants en sciences ou en médecine
se trouvent inaptes à dégager l’essentiel de l’accessoire,
à faire preuve d’esprit critique, à élaborer
un projet en groupe ou encore à argumenter une décision.
Je crains que notre société, et en particulier nos décideurs,
n'ait pas encore pris conscience de l'acuité et de l'urgence de
ces problèmes. Nous vivons dans une société façonnée
par les sciences et les techniques.
Comment se fait-il qu'on en soit arriver là ?
Mes propos vont certainement choquer certains enseignants. Mais ils ne
sont pas en cause. Il nous faut dénoncer une telle réalité,
elle n'a que trop perdurer. La première raison que nous pouvons
avancer sur ces dysfonctionnements est l’inflation des savoirs.
Les connaissances augmentent considérablement, elles doublent pratiquement
tous les dix ans. La moitié des données actuelles sont périmées
au bout de cinq ans pour les ingénieurs. Neuf dixièmes des
connaissances que les enfants auront à maîtriser au cours
de leur vie n'ont pas encore été produites... Leur renouvellement
rapide ne permet plus ni une définition des savoirs pour un honnête
homme comme aux siècles derniers, ni un accès certain à
une telle masse de données. Les programmes deviennent petit à
petit des catalogues au lieu de mettre l’accent sur les méthodes
de travail. Il y a des points que j'ai appris pour l'agrégation
et qui sont maintenant enseignés en classe terminale.
Prisonnier de leur programme, les enseignants n’ont pas le temps
de faire aimer les sciences. L'intérêt, la motivation aux
abonnés absents, les cours ne peuvent prendre sens. De même,
ils ne peuvent mettre l'accent sur les démarches ou les attitudes
qui sont les véritables moteurs d'une approche scientifique. Enfin
par manque de formation, les cours sont le plus souvent envisagés
de façon frontale. Pourtant depuis un certain nombre d'années,
on sait qu'enseigner n'est pas apprendre, bien au contraire.
Est-ce réformable ?
Certainement, mais cela risque de prendre un peu de temps. Il nous faut
surtout produire des idées neuves pour sortir des habitudes dépassées
; par exemple un maître, une heure, une classe, une discipline,
etc. Il nous faut penser -et valider- des innovations. En particulier,
il faut créer au plus vite les conditions d'un auto-apprentissage
. Pour cela, on peut promouvoir des lieux de documentation, des multimédias,
des exercices de simulation, ou encore faciliter l'approche de situations
réelles ; les apprenants peuvent gérer nombre d'apprentissages
par eux-mêmes. Des pédagogies d’investigation, de projet,
des actions intégrées sur le local ou le quotidien peuvent
être développées ; des moments de mise en perspective
des savoirs (santé, environnement, sciences-société..)
ou de mobilisation de ces derniers introduits, etc.. Dans le même
temps, les lieux de formation pourraient faire une place plus large à
l'auto-enseignement, par l'introduction de réseaux d’échange
de savoirs entre les élèves. Transmettre un savoir, c'est
aussi un moyen performant pour l'appréhender durablement.
Parmi cent stratégies possibles, l’une ne coûte rien,
elle consiste à rendre, aux enseignants, le rôle qu’ils
ont perdu dans la société, d’en faire des acteurs
mobilisés par l’élaboration d’un projet éducatif.
Quel dommage que tout un potentiel soit là, mais en jachère,
inexploité. A cause de réformes successives et parachutées,
toute l’intelligence, toute la force de contribution des maîtres
ne sont pas mobilisées, c’est là le meilleur moyen
de les démotiver. Toutefois une évolution ne viendra pas
seulement de l’école, celle-ci se doit d’être
ouverte et intégrée dans une politique culturelle.
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