|
Entreprises
apprenantes
Organiser les entreprises à la lumière de
la complexité
Une série de trois articles rédigés par le professeur
André Giordan à partir de ses travaux de recherche et actions
dans les entreprises..
André Giordan est actuellement professeur à l’université
de Genève, directeur du Laboratoire de Didactique et Epistémologie
des sciences de Genève. Il est mondialement connu pour ses travaux
sur l’apprendre et l’approche de la complexité. Il
anime des séminaires pour les entreprises apprenantes (allosteric
knowledge management).
1. "Notre époque manque de pensée"
"Notre époque manque de pensée" entend-t-on dire
parfois. Il est vrai que nos grandes institutions -l'école, l'armée,
la santé, la justice- paraissent en décalage complet dans
un monde en mutations inédites. Les entreprises ne sont pas mieux
loties. Le rythme des conversions, des restructurations ou des concentrations
n’est pas prêt de décroître. L'organisation,
la communication paraissent dès lors bancales, voire naïves,
et la hiérarchie, toujours désaccordée et trop rigide...
En fait, elles manquent d'idées neuves pour affronter les enjeux.
Ne vivent-elles pas plutôt une “ crise de sens ” qu'une
suite de crises économiques ?.. La pensée manageriale qui
a fait ses preuves quand elle gérait des situations simples dans
un contexte stable n'apparaît plus adaptée. Les décideurs
restent prisonniers d’habitudes, d’évidences obsolètes
et de “tabous” dépassés. Pour “ cogiter
” l'entreprise, ils font fonctionner toujours les mêmes paradigmes
; ceux qui ont été forgés à la Renaissance.
Les assauts de la mondialisation associés au développement
considérable des sciences et des nouvelles technologies de l’information
les ont rendus caducs.
Affronter le complexe, l'aléatoire, le paradoxal
Jusqu'à peu, l'entreprise “survivait” dans un contexte
protégé. Actuellement, elle “existe” à
l’échelle d’un continent, et même de la planète.
Son avenir à 6 mois dépend d'un krack boursier à
Singapour, d'une nouvelle technologie mise au point dans quelque forêt
finlandaise. En permanence, les responsables décider sans dominer
les données, au travers de paramètres fluctuants, voire
antagonistes. La production d'un produit industriel ou commercial met
en opposition radicale l’appréciation du “meilleur
prix ” avec… la qualité, la durabilité, l’emploi
–au niveau local ou international-, les attentes des actionnaires,
les effets de mode des acheteurs d’une vingtaine de pays, les retours
sur investissements, les fluctuations des monnaies, les retombées
sur les pays en développement (en amont ou en aval) et les retombées
-de la fabrication à l'usage- sur la biosphère, la santé,
la qualité de vie, etc..
Le manager affronte ainsi tout à la fois de l'aléatoire,
du contradictoire, du paradoxal, du complexe, du flou…. Autant de
manières de voir pour lesquelles ils n'ont pas été
préparés. Et c’est loin d’être fini !
Dans les seuls cinq ans à venir, les entreprises devront encore
empoigner les incertitudes de la nouvelle économie, la mise en
place de nouveaux “kits” à communiquer, la veille sur
des bases automatisées, un maillage généralisé,
une domotique industrielle… sans compter les procédures ergonomiques,
d’investissement ou de gestion...
Dépasser le sentiment d’impuissance
Comment (re)penser l’entreprise ? Comment anticiper ? Comment dynamiser
des équipes ? Bien sûr, on peut “faire tourner”
un modèle économique à la mode ou s’entourer
de “gourous-coachers”… ou faire le “pèlerinage”
de Davos ? Par malheur, ce n'est plus comme le dit Claude Smadja, directeur
du Forum, “quand la mer monte (que) tous les bateaux montent”
!.. Bien au contraire...
Il nous faut vraiment “changer nos neurones”!.. Mais où
trouver les nouveaux repères, comment élaborer de nouvelles
“grilles”? Mais… en interne… en faisant émerger
les capacités propres de l’entreprise à s’auto-organiser…
Une piste sérieuse se fait jour ainsi, elle remporte quelques succès
en Europe ; elle se nomme “entreprise apprenante”.
Mais qu’est-ce qu’une entreprise apprenante ? Une entreprise
“apprenante” est une société qui sait tirer
partie de ses réussites et de ses échecs pour améliorer
son fonctionnement et se transformer. Face à la concurrence grandissante
et à un marché économique de plus en plus complexe
et incertain, apprendre est devenu, le meilleur moyen de rester compétitif.
Il fallait y penser !..
Certes ces entreprises attachent beaucoup d’importance à
la formation de leur personnel... mais là n’est pas l’essentiel,
ces firmes améliorent en permanence leurs compétences, en
privilégiant en interne deux aspects. D’abord, elles excellent
dans leur vigilance à apprécier les changements ; notamment
tous les paramètres externes ou internes sont décodés
par une politique de veille et de capteurs. Ensuite, elles repensent in
vivo l’organisation, la communication, la hiérarchie, l'organisation
du travail, le management des hommes autour de ce nouveau concept, en
travaillant sur elles-mêmes.
Toutefois n’est pas “ apprenant ” qui veut... Spontanément
! Encore faut-il comprendre ce qu’apprendre veut dire? L’étude
de l’intelligence, à travers l’évolution du
vivant, montre qu’apprendre…ce n’est pas seulement mémoriser
ou encore construire. C’est d’abord déconstruire pour
élaborer et mobiliser… mais pas seulement.
En prenant appui sur les dernières recherches sur l’apprendre,
et notamment celles sur la complexité, mises au point au Laboratoire
de Didactique et Epistémologie des Sciences de Genève, elles
insufflent, tant au niveau individuel que collectif, le désir de
transformer leur vie professionnelle en vie apprenante.
Quels sont les outils et les ressources sur lesquelles elles prennent
appui ? Quelles sont leur centre d’intérêt ou leur
évolution ?
Suite au prochain numéro… à paraître le…
André
Giordan
Pour en savoir plus : André Giordan, Comme un
poisson rouge dans l’homme, Payot éditeur, 1995, chapitre
11.
2.
La physionique : de la matière à penser
Une entreprise est une organisation d'ordre "n" suivant la théorie
de la complexité, générée par des éléments
déjà très complexes en eux-mêmes. Elle intègre
un système de paramètres disparates -de nature relationnelle,
économique, technologique, éthique, politique, manageriale,..,-,
tous en interaction multiple. Tout changement nécessite un processus
régulé à plusieurs niveaux dans des espaces, des
contextes et dans le temps.
Pour les entreprises dites apprenantes (voir article du…), le management
des connaissances est un levier qui permet d'augmenter la qualité
(“ne pas refaire les erreurs du passé”), la productivité
(“ne pas réinventer la roue”). Dans le même temps,
le management type entreprise apprenante réconcilie la motivation
des équipes (“ reconnaître les savoirs et les savoir-faire
”) et l'adaptation permanente de l'organisation.
L'approche est rigoureuse et conduite selon une méthodologie fiable
et éprouvée. Un accès très fécond est
de comprendre comment fonctionnent et apprennent d’autres organisations
hautement complexes, celles du Vivant?... Sur ces dernières, nombres
d’investigations très poussées ont fourni concepts
et méthodes d’approches très pertinents ces vingt
dernières années.
“Copier” la nature
N’oublions pas… qu’un corps humain par exemple ne possède
pas moins de soixante mille milliards d’unités de base. C'est
une entreprise qui gère 10000 fois l'équivalent de la population
humaine ! Elle est capable de fabriquer plus de 30000 produits très
sophistiqués, les enzymes. Pour apprendre, il connecte pas moins
cent milliards de neurones, un système hypercomplexe aux raffinements
inouïs. Chaque cellule nerveuse peut développer 12000 prolongements
pour communiquer de multiples façons. Des processus très
stricts ont été repérés. Par exemple, des
millions d’informations très conflictuelles sont décodées
simultanément. Malgré des intérêts extrêmement
divergents, toutes ses cellules et tous les organites, sans exception,
interagissent “ positivement ” les uns avec les autres.
“ Copier ” la nature est une approche devenue classique dans
l’industrie. Elle a reçu un nom : la "bionique",
à partir de la contraction des mots biologie et électronique.
On lui doit une profusion de productions, notamment en architecture, dans
les transports, et plus récemment pour les nouveaux matériaux,
de l’avion de Clément Adler au Velcro du Suisse Georges de
Mestral. La Tour Eiffel, les procédés hydrostatiques les
plus récents des voiliers de course de l’América lui
reviennent également.
Dans son prolongement, une nouvelle démarche pour apprendre la
complexité dans l’entreprise a été développée,
elle se nomme “ physionique ”. Au point de départ,
une autre branche de la biologie, la physiologie, et plus précisément
la physiologie des régulations. Invalidant les anciens paradigmes,
elle éclaire en particulier les situations de changements. Et cela
d’autant mieux que le vivant vit en permanence des changements inattendus.
Au cours des trois milliards d’années de son évolution,
un nombre considérable de directions ont été explorées
et engrangées.
Capteurs et feed-back
Il est un point crucial où le vivant est sans conteste une mine
de ressources précieuses pour l’entreprise, c’est celui
de la communication. Des séminaires de physionique pour décideurs
conduisent à penser autrement les flux d’informations interne
et externe ou la mémorisation des données dans les usines,
les grandes surfaces ou sur les chantiers.
La grande et la moyenne entreprise est encore un lieu où l’information
“passe” très mal. Ce manque est douloureusement ressenti
par l’ensemble des collaborateurs. Il contribue à maintenir
un “profil bas”. La direction, les cadres dirigeants n’ont
toujours qu’un modèle “en tête”. Il se
nomme: information descendante. Le vivant attire l’attention sur
la communication ascendante. Il montre qu’à mesure qu’un
organisme devient plus complexe, les systèmes d’informations
se sophistiquent et ce sont les systèmes ascendants qui font la
différence. Le corps humain a finement soigné une gamme
de mécanismes à cet effet. Ils apparaissent aussi variés
que performants. Plus les individus sont écoutés et impliqués,
c’est-à-dire reconnus comme “ auteurs ”, plus
leur productivité est élevée, mieux ils vivent l’entreprise.
Cette démarche soude et motive des équipes, autour d’un
projet d’entreprise pensé vraiment ensemble.
L’importance de la régulation
En lisant l’entreprise à l’aide de la physionique,
la spécialisation des personnes, la technicité, la décentralisation
et son cortège de responsabilités conduit à envisager
des systèmes de communication spécialisés à
l’image du système nerveux ou du système hormonal.
Quatre types de régulations à effets différés
peuvent se mettre en place: une régulation portant sur l’action
(et les capacités d’actions) des unités régulées,
une régulation sur l’adéquation entre les moyens mis
en oeuvre et les résultats obtenus, une régulation sur l’application
des règles et des procédures, une régulation sur
l’applicabilité de ces dernières.
Des groupes de coordination et d’intégration sont imaginés
pour éviter la sur-information. Ce fut l’occasion de redynamiser
les cadres, de les convaincre sur l’aspect stratégique de
l’écoute, de vérifier l’utilisation des contacts
non-spécifiques (réunions, stages de recyclage, visites,
promotion, départs, etc.), et de valoriser les systèmes
de suggestions.
Un autre projet concret a intéressé également les
petites entreprises: comment accéder immédiatement à
la documentation technique sans attendre les données. Le modèle
de référence fut la mémoire génétique
ou cognitive. Nombre de solution ont été trouvées
qui ont changé la gestion ordinaire.
Les résultats les plus originaux ont porté sur la communication
transversale entre les services ou les unités. Il est vrai que
cette dernière est encore soit inexistante, soit très indigente.
Elle apparaît souvent comme une réponse possible aux cloisonnements
et aux distances. Elle accroît pourtant l’autonomie en période
de décentralisation, pour répondre à un environnement
instable et complexe.
Les entreprises apprenantes réfléchissent ainsi au quotidien
et en interne sur les savoirs nécessaires à la bonne marche
des pratiques.
(suite au prochain numéro du….)
André Giordan
3. La hiérarchie dans l’entreprise
Dans toute entreprise ou dans toute organisation, il existe un potentiel
largement sous-exploité, un capital à valoriser: l'ensemble
des connaissances, des savoirs et des savoirs-faire, des savoirs-produire,
détenus individuellement ou partagés collectivement. L’entreprise
les laisse souvent fuir, voire s’en dépossède sans
y prendre garde.
L’entreprise apprenante (voir les articles du… et du…)
a pour vocation de faire émerger cette intelligence commune, immatérielle
mais bien réelle, par l’évaluation, le partage et
la mise en commun. Se faisant, elle crée de la valeur en augmentant
la qualité, la productivité et l'innovation. Ces sociétés
deviennent plus réactives à l'accélération
des changements tout en renforçant la motivation quotidienne des
femmes et des hommes qui la composent.
Une question fréquente traitée est celle de la hiérarchie.
Dans les banques ou les transports, on peut dénombrer au moins
sept, parfois huit niveaux. Nous en avons rencontré jusqu’à
quinze ! Entre, les directives passent très mal, le plus souvent
elles restent “lettres
mortes”.
La subsidiarité
A son inefficacité, la hiérarchie est de plus en plus mal
vécue. Par sa distance et la complexité des problèmes,
la direction n’est plus la mieux placée pour trouver une
pertinence. Les directives générales sont d’ailleurs
muettes sur les conditions pratiques de leur application. De plus, la
direction a une vision très fonctionnelle de l’entreprise
: gérer, financer, vendre. Elle ne sait mettre en avant que la
division du travail et la répartition des compétences.
Une approche plus relationnelle et interactive facilite la coopération,
la généralisation des compétences et la prise des
décisions au plus près de la réalité. L’approche
physionique interpelle et rassure à la fois les dirigeants des
entreprises apprenantes. En matière de gestion d’eau, les
nonante-neuvième pour cent du temps, le corps humain résout
les problèmes “à la base”, sans que le cerveau
(la direction) en soit informé !
Une familiarisation avec ces modes de gestion autres conduit à
envisager différemment la direction. L’approche apprenante
conduit à repérer les régulations successives à
mettre en oeuvre et leur niveau opératoire. La connaissance de
ces mécanismes est déclencheur d’idées neuves
en matière de coordination. Dans des groupes ad hoc, il est alors
possible de travailler les interactions dynamiques qui font que “le
tout devient plus performant que la somme des parties”.
Les groupes transversaux
La question de la direction générale mérite ainsi
d’être repensée à la “ lumière
du vivant ”; l’organisation pyramidale n’apparaît
ni rentable, ni pratique. Des centres de concertation, de coordination,
d’intégration, ou mieux de “ concernation ”,
doivent lui être préférés. Leur charge est
d’assurer un équilibre entre l’autonomie des parties
et le maintien d’une unité.
Quand est-il alors du manager ? Le manager classique pense toujours à
restreindre le potentiel de conduite de ses subordonnés. Il passe
une grande partie de son temps à produire des règlements
qui répartissent de façon immuable les tâches et délimitent
a priori des compétences. Le tout prescrit par des organigrammes,
avec des voies de service. Elles indiquent même le chemin préétabli
qu’ont à parcourir les directives!
Dans des conditions fluctuantes, la dynamique de l’entreprise implique
une grande flexibilité. Les responsables en sont maintenant convaincus.
Malheureusement, ils ne savent pas quelle direction concrète prendre.
Dans les entreprises apprenantes, les niveaux hiérarchiques ont
été diminués. L’efficacité résulte
de la coopération effective entre tous les membres de tous les
services.
Des modes différents de collaboration ont été imaginés
et testés. Les habituelles réunions horizontales ont laissé
place à des “alliances transversales”. Ces comités
font participer les membres de l’entreprise, quel que soit leur
niveau ou leur secteur. La condition : être concernés, et
pouvoir par la tâche qu’ils exécutent, contribuer à
la recherche ou à la mise en place de l’évolution.
Des équivalents des équipements sensoriels externes et internes
des organismes vivants ont été testés. Quelles sont
les demandes de la clientèle, leurs attentes, leurs besoins ? Quels
sont les services rendus par tel produit ? Etc.. Habituellement le manager
pense sondages et statistiques. Ceux-ci sont toujours frustes ou trop
coûteux. Ils ne permettent pas un suivi permanent. Le vivant en
général, et le corps humain en particulier, fournissent
toute une gamme de capteurs potentiels et variés. Combinés
à une approche apprenante, ils entraînent une mobilisation
de tous les instants et une plus grande responsabilisation des personnels.
Le capital apprenant
Evaluer en permanence le capital en savoirs-faire et savoirs-produire,
au même titre que la capacité financière, conduit
plus facilement à modifier les orientations et à réviser
les points de vue. Ces “ comités apprenants”, renouvellent
les méthodes de travail ou les stratégies commerciales.
En retour, cette démarche physionique transforme l'ingénierie
manageriale en mobilisant particulièrement les cadres supérieurs.
Elle forme ces derniers à l’animation plus qu’à
la note de service. La persuasion, l’argumentation prend ainsi le
pas sur la domination, l’injonction.
Le “patron” devient celui qui concerne, fournit des repères,
éventuellement tranche en dernier ressort… mais seulement
après avoir écouté. Plutôt que d’éviter
les conflits, il les favorise parce qu’ils sont créateurs.
Bien sûr, il les régule par des procédures connues
de tous et tente en permanence non pas un compromis mais des émergences
entre services ou personnes antagonistes. Aussitôt, il délègue
la mise en application.
Le PDG doit-il aller jusqu’à ne plus gérer les dossiers
au quotidien ? Doit-il seulement écouter, mettre en relation, accompagner,
entraîner, trancher ? Sûrement… mais pas seulement,
il doit anticiper en permanence. A cette fin , comme le cerveau, ne devrait-il
pas passer une grande partie de son temps à rêver ? Peut-être
un PDG souhaite tenter le pari ?
André Giordan
Pour en savoir plus :
André Giordan, Comme un poisson rouge dans l’homme,
Payot éditeur, 1995.
André Giordan, Voici venue l’ère de la physionique,
La Recherche, 80, 1996.
Voir également site LDES :
http://www.LDES.unige.ch
ou demande d’informations sur les séminaires :
giordan@pse.unige.ch
|