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Libé.
Depuis quelques temps, une tendance se dessine, elle consiste à
“biologiser” l’approche des questions contemporaines.
Divers ouvrages comme celui de De Rosnay, L’homme symbiotique ou
encore le vôtre Un poisson rouge dans l’homme sont mis en
avant. En quoi cela éclaire-t-il autrement les approches politiques,
économiques, écologiques ou culturelles ?
AG. Jusqu’à présent, notre mode de
raisonnement se modelait sur la pensée mécanique développée
à partir du XVIIIème siècle. On maîtrisait
bien ce qui était homogène, ordonné, permanent, régulier
et surtout immuable. De nos jours, tout apparaît imprévisible.
Nous manquons d'idées neuves pour affronter les enjeux actuels
et nos modes de pensée ou de gestion paraissent complétement
obsolètes.
Quotidiennement, on se trouve confronter à l’inattendu, au
paradoxal, au complexe. Il nous faut encore affronter l’inconfort
du flou, du volatil, de l’hétérogène, du contradictoire,
ou encore la mondialisation des données. Notre belle analyse cartésienne
ne règle plus rien, nos décisions sont le plus souvent prises
en situation d’incertitude.
Spécialiste de la physiologie des régulations, je m’intéresse
depuis une vingtaine d’années aux conditions qui favorisent
les organisations. Cela nous a conduit à développer une
démarche nouvelle : la physionique ; elle consiste à envisager
le vivant globalement comme un système, avec des flux et des interactions.
On fait de lui un modèle, comme on le fait très souvent
en sciences, pour tenter de comprendre ce qui génère l’organisation,
y compris humaines. Il se trouve que cette démarche a retenu l’attention
de groupes de réflexion qui a priori n’avaient pas de point
commun, ceux qui travaillent sur les nouvelles formes d’entreprise
d’une part et ceux qui tentent de promouvoir une démocratie
participative d’autre part.
Parce que le vivant, c’est le prototype de l’organisé
; il est difficile d’en rendre compte en terme mécanique.
C’est encore le type d’organisation le plus complexe dont
nous commençons à maîtriser les principaux paramètres.
De plus, il sait se maintenir pratiquement constant dans des conditions
extrêmement changeantes. Pour cela, il gère l'aléatoire,
l'imprévu par des mécanismes très subtils. Pourquoi
ne pas en tirer quelques enseignements ?
Libé. Ne va-t-on pas trop loin dans cette direction
? Ne justifie-t-on pas des idées réactionnaires à
vouloir comparer les individus à des cellules ?
AG. Certainement, cette idée peut devenir très
vite dangereuse, on la trouve déjà utiliser dans la Rome
Antique pour briser certaines revendications de la Plèbe. Ce danger
se retrouve entier quand l’analogie est reprise par les tenants
de la sociobiologie, comme l’ancien Club de l’Horloge, pour
légitimer l’ordre social existant. Pour eux, les conduites
humaines sont largement le résultat d’une adaptation biologique
à la vie sociale, d’où l’importance d’une
stricte hiérarchie ou de l’inégalité des sexes,
par exemple...
Je suis très net sur ce plan, ce n’est jamais dans le biologique
qu’on justifiera une solution directe à une question sociale.
Aucune homologie n’existe entre le social et le biologique. Même,
si elles comportent une composante biologique indéniable, les sociétés
humaines ne reposent jamais sur des déterminismes de ce type. Elles
émargent à un niveau d’interactions supérieur
où plus rien n’est similaire. Chaque fois, qu’il y
a organisation, le tout est autre chose que la somme des parties. De nouveaux
principes, champs de forces, lois et organigrammes émergent lors
de la mise en place des sociétés, et leurs histoires les
ont faites bifurquer. Par exemple, les paramètres actuels que gèrent
une société ne sont pas éternels, le social s'autonomise
de plus en plus en se libérant de l'environnement, quitte à
y retomber quand les équilibres sont trop rapidement bousculés.
Il faut ajouter que ce type de démarche peut encore conduire à
un angélisme béat. De Rosnay dans L'homme symbiotique n'est
pas loin d'attendre une hypothétique régulation pour sauver
la société.
Libé. Faut-il y voir alors une simple métaphore
?
AG. Pour nous, il ne s’agit pas de copier le Vivant
à la lettre. Il s’agit seulement d’une nouvelle approche
pour sortir de nos évidences et tenter de comprendre la complexité.
On peut en soutirer quelques hypothèses ou tout simplement de la
matière pour penser autrement nos organisations... Le Vivant est
quand même un “précurseur” de l’organisation.
Par chance, il a mémorisé une somme d’expériences
réussies ; il nous offre par là une véritable banque
de données sur l’organisation. Trois milliards d’années
d’essais et d’erreurs pour tenter de survivre dans un milieu
peu propice, un vrai corpus soumis continuellement au crible de l’optimisation
à long terme !
On y apprend ainsi des “choses” surprenantes. En matière
d’organisation, on y rencontre l’importance des redondances
en matière de communication, la richesse des systèmes de
veille, la pertinence des antagonismes ou encore des confrontations de
parties, la grande autonomie de la base (les centres hierarchiques intervenant
en soutien) ou encore la place du désordre. Mais pas n’importe
lequel, le désordre régulé. La grande leçon
du Vivant, c’est justement la finesse des mécanismes de régulation
qu’il a su inventer.
Interview
réalisé par Huet
Pour en savoir plus : A. Giordan, Un poisson rouge
dans l’homme, Payot, 1995.
Ev.
Cet intérêt pour le vivant à des fins modélisantes
n’est pas neuf. A plusieurs époques, l’homme a puisé
dans la Nature pour inventer des objets technologiques. Parmi les productions
les plus célèbres, citons le velcro de Georges de Mestrel
imitant le système d’accrochage d’un fruit, celui de
la bardane. De même, les ailes d’avions limitant les turbulences
ont été inventés après étude du vol
des oiseaux. Dans l’architecture, l’homme s’est largement
inspiré des formes naturelles. Actuellement, on crée des
composites en s’inspirant sur des productions animales ou végétales.
Cette approche analogique s’appelle la bionique. La démarche
que nous tentons de promouvoir renouvelle cette démarche. Au même
titre que les structures anatomiques, les mécanismes, les aspects
fonctionnel, relationnel et systémique, les processus, les dispositifs
organisationnels inventés par le vivant nous concernent. De leur
maîtrise peuvent naître des idées et des pratiques
neuves pour appréhender la mutation en cours.
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