|
Autobiographie
Décrire
son propre parcours, même sur le plan de ses activités
de recherche, tient à la fois de la mégalomanie, de
la contradiction et du paradoxe. Mais tout chercheur qui veut faire
(re)connaître ses idées doit toujours posséder
une certaine dose de mégalo...: il est beaucoup plus difficile
de diffuser ses idées que de les élaborer ; sans cela
son parcours se trouve bloqué et ce dernier doit se réfugier
dans quelques obscures fonctions administratives de type Doyen ou
Président d’Université.
Pour répondre à la commande de Jean Hassenforder,
nous ferons donc avec (celle-là) et exploiterons de préférence
les deux autres compères (la contradiction et le paradoxe)
; elles nous paraissent comme deux approches porteuses pour affronter
les défis en cours. La méthode que nous nous appliquerons..,
ou plutôt la méthode que je m’appliquerai -autant
ne pas hésiter à s’impliquer- est une méthode
que j’emploie dans mes recherches, elle se nomme : “analyse
de situation réussie”. Elle consiste à élaborer
l’inventaire des paramètres qui facilitent un apprendre
et à disposer ces derniers en perspective. Puis-je me l’auto-appliquer
? L’hypothèse que je formule est que devenir professeur
d’université à Genève et aujourd’hui
président de la Section des Sciences de l’éducation
dans des circonstances plus que défavorables, au travers
de détours surprenants, voire cocasses comme on le verra,
peut être considéré si ce n’est comme
un succès intrinsèque ou social, du moins comme une
réussite en éducation !
Le choix de la présentation pour ce texte est celui d’une
“histoire de vie comme méthode clinique”, propre
aux spécialistes d’éducation des adultes (C.
Josso 1993). Les trajets de formation, il y en a plusieurs, seront
questionnés et accompagnés à partir d’un
travail sur la demande de formation et sur le rapport au savoir
de l’apprenant. Pour tout dire, cette approche chronologique
m’arrange plutôt dans le cadre linéaire d’une
présentation écrite. Toutefois au travers de ce récit,
surgiront un certain nombre de points forts qui au travers de leurs
interactions forment la trame du réseau d’idées,
certains diraient “du réseau paradigmatique”
qui fonde ma pensée et ma pratique. A titre de repères,
citons en prenant appui toujours sur nos deux idées compères
:
- l’exploitation des situations de vie, à commencer
par celles qui sont nettement défavorables,
- l’articulation de façon interactive de pratiques
avec des analyses théoriques,
- le souci constant de prendre appui sur des cadres contraignants
pour en sortir au plus vite, que ceux-ci soient disciplinaires (priorité
à la transversalité des idées) ou nationaux
(travaux dans des cadres nationaux ou internationaux divers),
- la responsabilisation d’un auteur dans le cadre d’une
communauté d’individus constituant une masse critique
suffisante,
- la volonté de mener à terme un projet, bien qu’approximatif,
en tant que “plus” par rapport à une situation
en cours frustrante,
- l’intérêt de produire des idées neuves,
mais de les évaluer (en éducation, ce souci est fortement
motivé par le manque d’appropriation de celles-ci au
monde et aux publics),
- l’importance à mes yeux de l’éducation,
bien qu’élément de conditionnement social, comme
facteur de diminution de la dépendance individuelle,
- la volonté d’introduire en éducation un optimum
de rigueur scientifique, sans tomber dans une objectivité
stricte plus exploitable au niveau d’une pratique,
- la spécificité de la recherche en éducation
au travers d’outils pouvant appartenir à de multiples
disciplines.
1. Tout commence par un échec
Ma carrière professionnelle en éducation résulte
d’un échec. Oui ! Un échec plutôt dramatique...
Depuis deux générations, ma famille était entièrement
dévouée au chemin de fer. En ce début de siècle,
c’était une tradition dans les familles paysannes de
l’arrière -pays niçois. Quand l’un des
enfants quittait la terre pour une administration d’une Côte
en plein “boum” touristique, tous les autres, frères,
oncles, cousins et neveux, suivaient dans la même voie.
Or, j’ai échoué lamentablement au concours d’entrée
à la SNCF..., j’avais 14 ans ; j’eus zéro
à la dictée. Certes, c’était une dictée
un peu spéciale, faite à très grande vitesse,
le soir, après toutes les autres épreuves, pour constituer
une sélection qui paraissait adéquate. Mais je m’accorde
pas la moindre excuse, je n’étais pas “une lumière
en classe”, comme disaient mes professeurs. Plutôt cancre
en français et en anglais ; à “boucler le dimanche”
ou encore “ferait mieux d’aller à la pêche”
comme l’écrivait avec énervement mon directeur
du Cours Complémentaire Risso sur mes cahier de notes.
Après quelques péripéties, sur les insistances
de ma mère qui est allée jusqu’à implorer
en pleurs les professeurs “pour qu’il me garde”,
j’ai pu obtenir une année supplémentaire pour
tenter à nouveau ma chance au concours d’entrée
à la SNCF. En tant que redoublant, je fus alors mis dans
la “prestigieuse classe de 3ème A”, comme on
l’appelait, la classe des “meilleurs élèves”,
celle qui ouvrait directement sur le concours d’entrée
à l’Ecole Normale d’Instituteurs. L’Ecole
Normale était alors l’école rêvée
pour tout enfant de famille ouvrière. Financièrement,
les études étaient pris en charge ; les élèves
étaient d’ailleurs internes et un pécule compensait
les divers frais scolaires supplémentaires.
Cette année là, je ne fis que quatre fautes trois
quart en dictée, cinq fautes étaient alors éliminatoires
; quelques bonnes notes en mathématiques, en grammaire me
firent intégrer cette institution inespérée.
J’ai connu ainsi dans ma propre expérience, et cela
est un apport irremplaçable pour un chercheur en éducation,
les difficultés d’apprendre. J’ai même
rencontré les affres d’être un mauvais élève,
celui qu’on met au premier rang et qu’on suspecte tout
le temps. J’avais comme souvent dans ce cas là quelques
“excuses”. De par mon milieu d’origine, je n’avais
pas eu jusque là accès à la culture reconnue
à l’école. Plusieurs anecdotes significatives
restent dans ma mémoire, elles prennent sens aujourd’hui.
En rédaction, j’eus à rendre un devoir sur “mes
états d’âmes après la visite d’un
musée de peinture”, or je n’avais jamais visité
le moindre musée... Une autre fois, j’eus à
“décrire son roman préféré”.
Je n’avais lu que deux livres, les bibliothèques je
ne connaissais pas : un sur la grande oeuvre colonisatrice de la
France, un autre sur Napoléon !..
De plus, comment entrer dans les règles du jeu scolaire ?
On ne me les avait jamais données, ou peut-être me
les avait-on données dans des termes que je ne pouvais comprendre.
Dès lors, dans les commentaires de texte, je me croyais obligé
d’encenser le bien-fondé des grands auteurs. Mes enseignants
m’avaient-ils dit un jour que ces brillants littérateurs
pouvaient prêter flancs à quelques critiques, et que
c’était là justement le jeu... Je crains plutôt
le contraire, les données les plus importantes ne sont jamais
présentées à l’école, en raison
de leur évidence... pour celui qui sait. Comment aurais-je
pu découvrir que la farce était encore dans la forme
et pas seulement dans le contenu ?...
De cette époque, autres expériences de premier ordre
pour un chercheur en éducation, il me reste également
:
- la découverte de l’ennui à l’école
: une suite de cours sans intérêt où l’on
passe son temps à recopier inutilement un livre parce que
l’enseignant nouvellement promu dans un Cours Complémentaire
ne maîtrise pas le savoir à enseigner ; une pauvreté
de présentation parce qu’on envisage l’apprendre
seulement à travers un programme découpé en
chapitres et présenté de façon frontale ;
- la non-signification de certaines disciplines dans mon présent
d’élève et même pour mon futur, du moins
tel que je le concevais. Par exemple, mon manque d’intérêt
pour l’anglais était très caractéristique
: personne ne m’avait convaincu de ses apports potentiels
dans un monde ouvert sur l’extérieur. Déjà,
le français était pour moi une langue étrangère
que je maîtrisais mal. Et puis le discours dominant de l’école
était encore celui d’une France au centre du monde.
De l’anglais, que pouvais-je bien en faire?(!)
2. La découverte du métier d’enseignant
La réussite au concours de l’Ecole Normale était
un soulagement pour tout le monde. Pour ma famille, j’allais
acquérir un métier “stable” et “estimé”.
Pour moi, mon statut fut radicalement changé : de cancre,
je devenais le “petit génie du quartier”, celui
qui allait être désormais tout le temps valorisé.
Les premières années d’Ecole Normale se passèrent
moyennement, il suffisait de suivre sans mal. L’ambiance potache
était excellente, elle permettait de supporter des cours
tout aussi théoriques et ennuyeux, comme ceux d’agriculture,
les conférences sur le métier ou encore les lectures
du Code Soleil qui réglementait la vie de l’instituteur.
Il est vrai que nous avions des professeurs plus chevronnés
avec une forte personnalité.
L’Ecole Normale m’a ainsi permis de faire connaissance
sur le tas avec le métier d’enseignant et avec les
enfants. Constamment, nous devions vivre dans des écoles
et animer des patronages obligatoires, nous devions participer à
des stages de moniteurs de colonie de vacances, nous devions gravir
tous les échelons des multiples brevets d’animation
sportive. Rien ne nous était épargné, pas même
la traditionnelle chorale qui heureusement se passait à l’Ecole
Normale de filles.
L’année de Terminales, par contre, fut horrible. Un
nouveau directeur fut nommé pour remettre un peu d’ordre
dans la “boutique”. Dans cette tâche, il y mit
beaucoup de zèle et enleva du même coup les à-côtés
qui rendaient le pensum scolaire supportable. Heureusement le programme
était plus attrayant : plus de français mais de la
philosophie, donc une certaine réflexion plus significative
à mes yeux, moins d’anatomie et plus de physiologie,
etc. et surtout plus de responsabilités. Je réussis
mon bac convenablement et même j’obtins une bourse pour
devenir professeur d’Enseignement Général Court
(PEGC disait-on).
J’avais le choix entre plusieurs branches : sciences, histoire-géographie
et éducation physique. La solution fut immédiate :
pas question de continuer en histoire-géographie, je n’étais
pas bon en français ; pas question de continuer en éducation
physique qui m’attirait beaucoup, il fallait être interne
trois années encore. Je fis donc des sciences ; c’est
ce qu’on appelle la vocation...
Cette bourse permettait une année en Faculté que je
survolais sans difficulté. J’avais enfin compris comment
travailler et comment “faire plaisir” aux professeurs,
dés lors comment réussir aux examens; de plus, au
loin toutes les disciplines classiques qui m’handicapaient.
Je passais alors outre aux injonctions du Directeur l’Ecole
Normale qui ne désirait pas voir partir ses meilleurs éléments
: je décidais de présenter le concours de l’IPES
(Institut Pédagogique pour l’Enseignement Secondaire)
que je réussis dans la foulée. L’IPES n’avait
d’institut que de nom, l’intérêt était
qu’il donnait droit à une autre bourse pour finir une
licence et ensuite présenter le concours du CAPES (Certificat
d’Aptitude pour l’enseignement secondaire) qui ouvrait
la voie au professorat de lycée ou de collège.
Je réussis successivement les divers certificats de la licence
avec brio. Avec la maîtrise des règles régissant
les études, tout devenait facile. Je “fis” même
parallèlement deux licences puis deux maîtrises et
quelques certificats supplémentaires. Je me trouvais même
avec du temps d’avance que je consacrais à un Troisième
cycle. Un système le permettait, il se nommait : “DES”,
le diplôme d’études supérieures, il était
le premier pas de tout chercheur. Pour moi, faire de la recherche
était plutôt une consécration, enfin je participais
au travail d’élaboration du savoir, avant de me consacrer
entièrement au métier d’enseignant. Faire de
la recherche en éducation n’était pas encore
une idée partagée ! Elle ne l’est d’ailleurs
toujours pas...
A mes dépens, je découvrais que la recherche scientifique
était plutôt éloignée de l’image
mythique que les livres et les émissions de télévision
entretiennent auprès du grand public. Mes premières
tâches furent les mêmes que celles de tout apprenti
: on commence par balayer le laboratoire... ou presque. Pour moi,
c’était la plonge, je me devais d’entretenir
des aquariums. J’étais tombé dans un laboratoire
de physiologie qui travaillait sur les flux d’eau et d’ions
à travers les membranes ; notre animal de laboratoire était
le poisson rouge (!), et pas question de faire autre chose.
Quant aux “expériences” espérées,
rien de très savant à première vue : des opérations
répétitives où nous enregistrions des mixions
de poissons rouges, le tout agrémenté d’un travail
fastidieux de statistiques et de lectures insipides ; aucune grande
perspective, une vrai langue de bois pour initiés, au ras
des pâquerettes puisque les neuf dixièmes portent sur
la mise au point de techniques. Et puis que de pertes de temps à
attendre que ces petits animaux veuillent bien réagir. Moi
! qui venais juste de sortir des grands débats d’idées,
ou plutôt des grandes utopies de mai 68.
2. Mes recherches sur le poisson rouge
Une telle approche enlève rapidement certaine illusion sur
les milieux de la recherche. J’aurais d’ailleurs tout
laissé tomber, et ce troisième cycle, et la recherche,
si je n’avais rencontré opportunément trois
personnalités. Elles m’ont aidé à tenir
le coup. Pas seulement, elles m’ont beaucoup marqué,
pour la suite.
D’abord, Brahim Lahlou, mon véritable “patron”
comme on dit aussi dans la recherche, une personne très exigeante,
mais qui savait -il le fait toujours très bien- faire partager
les contraintes, sans les imposer. Il détourna immédiatement
mes illusions vers d’autres horizons. Chance supplémentaire,
il possédait une très grande culture. Ses prises de
recul, ses mises en relations, très inattendues, étaient
quelque chose de neuf pour moi. Chez aucun de mes enseignants, je
n’avais jamais rencontré une telle approche. Son érudition
était particulière. Il n’était pas le
spécialiste d’un domaine, il rattachait toujours les
moindre détails, sur lesquels nous travaillions mécaniquement,
à des questions fondamentales. Progressivement et patiemment,
il me fit partager une vision plus riche de la biologie, tout en
m’apprenant à limiter un sujet et à trouver
l’information adéquate.
Autre puit de sciences, Jean Maetz était le grand directeur
du Laboratoire et l’âme de toute l’équipe
; travailleur acharné et infatigable, il suivait tout au
plus près. C’était lui qui avait “exporté”,
comme il se plaisait à le dire, son groupe à Villefranche
dans un ancien bagne. En peu de temps, il sut regrouper autour de
lui une masse critique de chercheurs et fit du laboratoire un lieu
de réputation internationale, la référence
du domaine, le lieu où il fallait avoir travaillé.
D’emblée, je me trouvais propulsé au sein d’une
des équipes les plus dynamiques de la physiologie contemporaine.
Jean Maetz avait alors une assistante qui m’impressionnait
beaucoup : Nicole Mayer était son bras séculier. Plutôt
un théoricien, les questions pratiques l’ennuyaient
passablement. A son contact, j’appris très vite que
dans la recherche comme en cuisine : les “trucs”, les
“coups de main” prennent une grande place, ils sont
même déterminants.
Ce cocktail de personnalités, l’ambiance plein-travail
et mi-conviviale d’une équipe très jeune, fit
que progressivement je me pris au jeu. Et les premiers résultats
aidant, je décidais de poursuivre l’aventure... Une
question préoccupait alors les chercheurs : comment se fait-il
que l’intérieur du poisson restait stable, quelque
soit les conditions où se dernier se trouve vivre ? En effet,
les analyses de sang de poissons, plongés dans des eaux de
salinités différentes, montraient que la concentration
en sels dans le sang ne bougeait pas. De même, si on lui injectait
un liquide très peu salé, le poisson rouge reprenait
son volume initial en quelques heures. Entre temps, ses urines avaient
augmenté.
L’organisme du poisson, symbole du kitsch et du ringard n’était
donc pas du genre simplet. Le “bijoux vivant”, comme
le nomment les chinois, s’avère être sensible...
aux variations de l’environnement Quand son milieu varie brutalement,
il se débrouille pour rester pratiquement stable. En terme
plus scientifique, l’idée était qu’il
devait exister un “servomécanisme qui régulait
automatiquement la quantité d’eau et de sels”,
comme l‘écrivait Maetz, dans les rapports du Laboratoire.
Une nouvelle approche, la cybernétique, développée
par l’américain Wiener dans les années cinquante,
fournissait quelques outils pour approfondir cette hypothèse.
Elle popularisait notamment le désormais célèbre
“feed-back”, c’est à dire l’idée
qu’il peut exister une rétroaction.
Ce principe est très simple, pourtant il change complètement
la perception du monde. Tout ne dépend pas seulement de la
cause initiale. Le résultat d’une action peut rétroagir
sur le mécanisme qui l’a engendré. Dans le cas
du vivant, cela paraissait un peu plus compliqué mais la
perspective restait inchangée. “Un centre régulateur,
généralement une glande comme l’hypophyse, reçoit
des afférences sensorielles -de nature nerveuse ou chimique-
qui le renseignent sur l’un des paramètres du milieu
intérieur -volume, pression artérielle, pression osmotique
ou composition chimique. Cette évolution est détectée
par un récepteur sensible aux variations de ce paramètre.
Le centre régulateur grâce à des afférences
-essentiellement des hormones ou messagers chimiques- commande la
modulation d’un organe effecteur qui par les variations de
l’absorption ou de l’excrétion, produira le rétablissement
de l’équilibre perturbé”.
Telle était alors l’hypothèse générale,
encore fallait-il la corroborer. Un physiologiste américain,
Homer Smith, avait proposé un début de modèle
sur la régulation des sels minéraux. Mais sur l’eau,
point de données ou si peu. En particulier qui contrôle
ce liquide ? L’hypophyse joue-t-elle ce rôle, comme
on le supposait par ailleurs ? Si oui, quels sont ses messagers
? Existe-t-il d’autres glandes participant à cette
régulation. Il fallait se mettre au travail. Première
chose à faire, supprimer l’hypophyse ; ensuite injecter
ses hormones et analyser les perturbations. Facile à écrire
dans les livres, pas aisé à réaliser. Ce n’est
pas gros un poisson rouge et l’hypophyse est très bien
protégée. Une rencontre, celle de Brahim Lahlou avec
Grace Pickford, allait le permettre. Cette chercheuse, de Yale University
à New-Haven dans le Connecticut, avait déjà
tenté l’opération chez un autre poisson plat,
le Fundulus. Par analogie, Brahim Lahlou, toujours très méticuleux,
la réussira sur notre animal, et de maître à
élève, j’appris à mon tour tous les secrets
de l’hypophysectomie sur poisson...
C’est ainsi que je devins progressivement le spécialiste
des échanges d’eau chez le poisson rouge (! ) et que
je finis par ébaucher la régulation de l’eau
chez ce dernier. Par là, j’apportais ma modeste contribution
à la compréhension du rein et du rôle d’une
hormone, la vasopressine, chez l’homme.
Peut-être vous demandez-vous pourquoi je m’appesantis
sur ces recherches en sciences. D’une part, je demeure toujours
malgré mes travaux actuels un physiologiste. Notamment, j’ai
repris quelques travaux “à la paillasse” lors
de mon dernier sabbatique et je continue parallèlement à
faire des synthèses sur la physiologie de la régulation
ou à écrire des textes de vulgarisation sur la biologie.
Cela me permet un recul certain et fondamental par rapport à
mes préoccupations immédiates, il m’évite
de me passionner pour certains psychodrames spécifiques à
un milieu de recherche. D’autre part, ces investigations m’ont
décomplexé, à la fois par rapport à
une vision trop expérimentaliste ou trop statististe de la
recherche. Elles m’ont fait entrer de plein pied dans l’étude
des mécanismes autorégulés qui conduisent tout
droit aux approches systémiques de la complexité,
approches dont l’éducation a tant besoin en ce moment.
3. L’éducation, le retour
Le Troisième Cycle en Sciences fini, je ne me voyais très
mal continuer toute ma vie sur ces braves poissons, je revenais
l’éducation ; “le partage du savoir”, me
semblait être une piste d’occupation plus “utile”
socialement. Je pris donc prétexte de quelques difficultés
administratives à obtenir une bourse de doctorat d’Etat
et j’entrais au CPR (Centre Pédagogique Régional)
qui n’avait également de Centre que le nom. Il convenait
seulement de suivre et de répéter les pratiques d’enseignants-modèles,
lors de trois stages dans trois établissements privilégiés
: les trois grands lycées de Nice. Aucune réflexion
sur les contenus, sur l’enseignement, encore moins sur les
élèves, n’était envisagée. Ce
qui m’amena avec quelques autres condisciples à contester
cette formation, à mettre sur pied d’autres activités
en parallèle, notamment un stage à l’école
Freinet de Vence, puis à entreprendre des études de
psychologie et de sciences de l’éducation. Un point
me préoccupait, il paraissait totalement saugrenue à
mes conseillers pédagogiques : comment les élèves
apprennent ?..
J’interrompis ces dernières pour me consacrer une année
entière à l’Agrégation de Biologie que
je préparais à l’Ecole Normale Supérieure
de la Rue d’Ulm. Cela me fit découvrir Paris, une grande
école avec une tradition et un monde rempli de possibilités.
Sur les études elles-mêmes : rien à signaler
; ce ne fut que du temps perdu pour obtenir ce prestigieux passeport.
Je fus nommé l’année suivante dans un Collège
de la banlieue parisienne, et promu automatiquement agrégé
suite à ma réussite brillante au concours, ce qui
était une première pour ce collège de banlieue.
J’assumai mes premières classes en m’essayant
à instiller “du Freinet” dans un programme classique.
Je ne voulais en aucune manière ennuyer les élèves
comme je m’étais ennuyé en classe. Dans le même
temps, et de façon totalement empirique, j’essayai
de repérer les façons d’apprendre et de comprendre
des élèves, ainsi que leurs obstacles, en discutant
longuement avec eux.
Les résultats furent surprenants, au de-là de mes
espérances, surtout auprès des élèves
dit “difficiles”, et bien sûr “en difficulté”;
ces derniers se découvraient avoir des compétences
non reconnues. Pour répondre à leurs immenses attentes,
un club scientifique fut organisé en complément. Ils
pouvaient y construire du matériel expérimental à
partir d’éléments de récupération,
y faire des maquettes, même y élever des animaux et
faire de petites investigations sur des questions liés à
leur quotidien. Certains élèves y passèrent
un nombre d’heures considérables, aux récréations
et surtout le soir ou le week-end.
En peu de temps, ce club fut connu de tous dans l’établissement
et même des alentours. Mélangeant un minimum d’autoritarisme,
pas question de se “faire déborder par les élèves”,
avec beaucoup d’autogestion, chacun avait une responsabilité
précise à assumer après une discussion de toutes
les tâches, je n’eus aucune difficulté avec les
élèves. Bien au contraire, je crois que c’est
l’expérience la plus complète et la plus satisfaisante
que j’ai pu mener à bien. Par contre, j’eus de
sérieux problèmes avec l’administration, elle
me reprochait ma trop grande confiance : le premier prétexte
qu’on m’objecta fut de ne pas faire monter les élèves
en rang, ensuite de “passer trop de temps dans le Collège”
(!), “de m’occuper d’élèves qui
n’étaient pas les miens”, etc...
La venue d’un inspecteur par surprise ne tarda pas. Ma note
pédagogique fut immédiatement abaissée, sanction
jugée comme considérable, mais il ne pouvait faire
à moins pour répondre aux griefs d’une administration
dépassée par le succès du club. Discrètement,
cet inspecteur me donna un conseil fort utile pour la suite : “ce
que vous faites sort des habitudes de l’établissement...,
vous n’êtes pas toujours conforme au programme..., allez
cependant voir à l’INRDP (Institut National de Recherche
et de Documentation Pédagogique, il deviendra INRP, Institut
National de Recherches Pédagogiques, par la suite), vos travaux
les intéresseront sûrement”.
L’année suivante, j’étais nommé
au Lycée Carnot à Paris et engagé comme professeur-chercheur
par Victor Host à l’INRDP. Victor Host, sous la direction
de Louis Legrand, démarrait des innovations pédagogiques
en sciences avec une série d’établissements
expérimentaux dans toute la France. Mes idées et mes
activités dans les classes correspondaient pleinement à
leurs projets et à leurs visions théoriques. Ils me
considérèrent tout de suite comme leur “locomotive”
et progressivement me laissèrent prendre de plus en plus
de responsabilités.
Le premier travail que j’entrepris dans ce cadre fut de promouvoir
la démarche expérimentale en classe, démarche
que j’opposais alors aux connaissances très anecdotiques
sur lesquelles se centrait alors cette discipline. Un premier pamphlet,
cosigné avec Jean Pierre Astolfi et Guy Rumelhard parut en
1972 dans la Revue de l’APBG (Association des Professeurs
de Biologie). Il créa quelques remous dans la profession,
il proposait : Pourquoi l’autonomie des élèves
en biologie ?... Ce qui me valut d’être inspecté
plusieurs fois, et chaque fois, sous des prétextes divers,
je vis ma note pédagogique baisser d’un point.
L’idée de ces premières investigations était
de valider un travail de praticien créateur de propositions
pédagogiques par une démarche d’analyse réflexive
et d’objectivation des impacts de ces pratiques. Mon projet
était complètement de type recherche-action, il s’agissait
de dépasser trois tendances de l’époque -ne
le sont-elles pas encore ?- en matière d’enseignement
:
- le discours classique reposant sur la simple application d’une
norme révélée, ou au mieux, fruit d’une
simple confrontation d’idées a priori,
- la version mouvement d’innovation pédagogique prônant
l’innovation pour l’innovation, sans garde-fou type
évaluation et sans théorisation,
- et la version psychopédagogique, notamment piagétienne,
l’éducation découlant automatiquement de la
simples applications de théories psychologiques.
A partir d’une analyse de la situation d’enseignement,
mes innovations se devaient de prendre appui sur une évaluation
des acquis des élèves et sur une comparaison avec
les méthodes habituelles. Pour tenter de convaincre, j’essayais
déjà de faire entrer un optimum d’observations
sur ce qui se “passait” réellement en classe,
en lieu et place des discussions sur ce que l’enseignant croyait
faire. Autre hypothèse, il me semblait toujours prioritaire
de mieux connaître les comportements, les raisonnements des
élèves pour mieux enseigner. Ce n’est que dans
un second temps que je me préoccuperai des représentations,
au sens strict, des élèves.
Pour mener à bien ce travail, et toujours pour tendre vers
une première prise de recul, je commençais à
introduire des enregistrements (magnétophoniques puis magnétoscopiques)
dans mes classes, ensuite des observateurs extérieurs : c’étaient
d’autres enseignants ou des psychologues comme Anne Vérin.
Je m’associais également à l’équipe
Richard, et pendant une année complète je fus épié
dans mes moindre faires et dires par Annick Weil-Barais, Evelyne
Cauzinille, Jacques Friemel et Jacques Mathieu. Le regard de psychologues
professionnels me paraissaient intuitivement important, ils rencontraient
cependant beaucoup de difficultés. Rien n’était
évident pour eux, habitués aux pratiques expérimentales
strictes ; comment approcher les multiples paramètres qui
interféraient dans la situation pédagogique ?
En 1974, sensible aux problèmes écologiques dont on
commençait à prendre conscience, je situai en complément
mes travaux sur l’enseignement de la biologie dans une perspective
interdisciplinaire. Déjà, je ne voyais pas de solution
éducative à l’intérieur d’une seule
discipline et je lançai un projet sur l’éducation
relative à l’environnement. Il devint l’une des
principales recherches pilote du premier programme de l’UNESCO
et du PNUE (Programme des Nations Unies sur l’Environnement).
Pendant de temps, tout en continuant à travailler à
plein temps au lycée Carnot et à réfléchir
empiriquement sur ma pratique, j’entrepris plusieurs cursus
dans des domaines extrêmement variés, par plaisir du
savoir et pour compléter ma propre formation. Je fis ainsi
tour à tour une Licence et une Maîtrise de Sciences
de l’Education et une licence de Psychologie, puis une demi-licence
de philosophie pour m’inscrire à un DEA d’Histoire
des Sciences. En parallèle, je suivais de multiples Unités
de Valeurs en communication, en sociologie, en théâtre,
en musique, en arts plastiques. Avec le recul, je crois que pendant
quatre années de 1972 à 1976, je devins un boulimique...
de culture que je découvrais. Bien sûr, je privilégiais
ce qui paraissait neuf et porteur, la dynamique de groupe, la pédagogie
non-verbale, l’analyse institutionnelle, etc.. Je profitais
d’une expérience unique, une université expérimentale,
celle de Vincennes.
Je pus ainsi confronter mes idées éducatives avec
celles de Lobrot, Lapassade, Isambert-Jamati, Ardoino, Dumazedier,
Avanzini, Krametz et Hameline en pédagogie, mais également
Lyotard en philosophie de l’art, Lacan en psychanalyse, tout
en complétant ma formation scientifique sur les plans historique,
philosophique et épistémologique au contact de Jacques
Roger, Mirko Grmek, Suzanne Bachelard et Georges Canguilhem. Cependant,
c’est avec deux enseignants très ouverts mais plus
classiques, Georges Snyders, le philopédagogue de la joie
à l’école et René Heller, un physiologiste
reconnu internationalement que je soutenais une thèse dans
le cadre d’une codirection, très difficile à
faire admettre sur le plan administratif aux Universités
de Paris V (Sorbonne) et de Paris VII (Jussieu). Canguilhem et Host
complétèrent le jury de thèse.
Le thème était l’enseignement de la démarche
expérimentale en sciences, un livre suivit dans la Collection
de Guy Avanzini, il fut reçu comme un “souffle nouveau”
dans la recherche en éducation, son titre : Une pédagogie
pour les sciences expérimentales (1978). Il eut un succès
plus grand, du moins en librairie, hors de France, notamment en
Suisse, en Belgique, au Québec ; de même en Italie,
en Espagne et en Allemagne où il fut traduit .
Dans le prolongement de cette thèse, je mettais sur pied
toujours sous le regard bienveillant de Victor Host et de Louis
Legrand une recherche sur les apprentissages qui fut acceptée
et financée, grande innovation à l’INRP, par
la DGRST puis le CNRS. Pour la petite histoire, on peut rencontrer
dans l’équipe que j’ai coordonnée sur
ce plan, les noms de Jean Piere Astolfi, Michel Develay, Gérard
De Vecchi, Gabriel Gohau, Jean Louis Martinand, Guy Rumelhard et
Jean Veslin, autant de personnalités qui vont marquer d’une
manière ou d’une autre la recherche pédagogique
contemporaine.
Cette recherche présentait un pas nouveau, il s’agissait
cette fois d’entreprendre des études plus systématiques
sur les processus d’apprentissage dans un domaine : un concept
(respiration, photosynthèse, chaleur, électricité,
etc.) ou lors d’une démarche (démarche expérimentale,
documentation, etc.). A la simple intuition des premières
études, se substituent cette fois des hypothèses discutées,
et une problématique formulée au préalable,
en parallèle avec une analyse du contenu enseigné.
Une méthodologie est également définie, elle
rompt radicalement à la fois avec les recherches psychologiques
et avec les simples observations de classe. Il s’agit de catégoriser
par des indicateurs spécifiques les actes d’apprendre
et d’enseigner, au travers d’une multiplicité
de méthodes (entretiens, questionnaires, observations de
classe, observations standardisées). Les résultats
se veulent être cependant une aide à la décision
et des instruments pour la formation des enseignants, un “modèle”
pédagogique en découle.
De cette recherche et du travail avec l’équipe Richard
vont naître les Journées sur l’éducation
scientifique, aujourd’hui connues sous le nom de Journées
de Chamonix. Dans un domaine qui n’avait pas encore d’histoire,
où les résultats n’étaient ni confrontés,
ni capitalisés, leur but était de créer une
communauté d’innovateurs et de chercheurs ; toutefois
le projet n’était pas corporatiste, il l’est
resté. La première année, les 54 participants
sont français et s’intéressent uniquement à
l’enseignement primaire ou secondaire. Par la suite, des enseignants
de divers pays rejoindront ces rencontres annuelles, puis se sera
le tour des médiateurs, des journalistes, des muséologues,
des concepteurs, des formateurs d’ingénieurs, de techniciens
ou de médecins, ainsi que des décideurs, des responsables
de la communication dans des entreprises.
4. L’épopée genevoise
Ce qui devait être une fin en soi, la thèse symbole
d’une reconnaissance d’une pratique réussie,
fut donc le départ de nouvelles aventures qui progressivement
auront pour lieu géométrique : Genève. Un an
après la publication de mon livre, je reçus par trois
émissaires genevois différents l’information
que la Section de Sciences de l’Education de la Cité
de Calvin souhaitait mieux me connaître. Une chaire de psychopédagogie
des sciences était programmée dans ce lieu prestigieux
en éducation où avaient travaillé Claparède,
Ferrière, Bovet et Piaget.
C’était pour moi une avance totalement inattendue,
tellement surprenante que je refusais une première fois.
Elle tombait mal, j’avais réalisé une sorte
d’équilibre pertinent entre mon travail dans les classes,
l’INRP, l’université , mes rencontres et ma vie
privée, je ne souhaitais pas le perturber. Je fus sollicité
une deuxième fois ; après moultes hésitations,
je décidais cette fois de me rendre à Genève.
Je fus convaincu par le dynamisme et le brio du président,
Jean Paul Bronckart. Il eut deux arguments décisifs : il
me proposa de continuer à travailler avec mon équipe
de l’INRP et de me trouver à Genève des classes
et des enseignants motivés par mes travaux. Avec le recul,
ma décision d’accepter fut bienvenue puisque peu de
temps après Louis Legrand était démissionné
de l’INRP, et moi avec...
J’arrivai à Genève pour signer mon contrat le
jour de la mort de Piaget. Avec le concours de deux assistants et
surtout d’enseignants, je montais aussitôt une nouvelle
équipe qui reçut le soutien de la Faculté des
Sciences (Professeurs Goy et Greppin). Elle prendra le nom de Laboratoire
de Didactique et Epistémologie des Sciences (LDES) en décembre
1980.Logo du Laboratoire
Depuis, cette équipe s’est démultipliée
en prennant appui sur des compétences diverses et sur un
réseau de partenaires ; elle s’est fait ainsi connaître
tour à tour pour ses recherches, ses formations, ses médiations
sur nombre de domaines aujourd’hui regroupés sous le
vocable l’éducation, la culture et la communication
dans les sciences, les techniques, l’environnement et la santé
que nous avons fait reconnaître.
Nos travaux ont pour point commun les mécanismes d’élaboration
du savoir ; mais ils ne se limitent plus à l’école
obligatoire. Nous travaillons aussi bien sur l’enseignement
universitaire que sur le rôle des musées, des médias
ou encore des associations culturelles dans l’appropriation
des savoirs, et notamment sur les synergies entre ces différentes
démarches.
Dans chaque étude, trois paramètres sont au centre
de nos préoccupations : l’apprenant et ses conceptions,
le savoir en jeu à travers un projet éducatif ou culturel
et le contexte institutionnel. Une meilleure connaissance des apprenants
et d’une manière générale du public,
confrontés à divers savoirs scientifique ou technique
a été entreprise. Surtout nous recherchons, et cela
fut original, les situations, les contextes, les stratégies,
les aides didactiques qui interfèrent avec les conceptions
dans des apprentissages spécifiques.
Conceptogramme
des concepts didactiques produits au LDES
De nouvelles idées sur apprendre, comprendre ou encore mobiliser
le savoir ont ainsi été produites. Notamment, le modèle
d’apprentissage allostérique, aujourd’hui plus
connu sur le plan international qu’en France, traverse ces
diverses études . En réalité, il s’agit
d’un système de micro-modèles dont le projet
dépasse le(s) modèle(s) constructiviste(s). Pour nous,
apprendre regroupe un ensemble d’activités multiples,
polyfonctionnelles et pluricontextualisées. Pour schématiser,
nous dirons qu’apprendre mobilise plusieurs niveaux d’organisation
mentale disparates ainsi qu’un nombre considérable
de boucles de régulation. Vouloir tout expliquer dans un
même cadre théorique tient plutôt de la gageure
; et cela d’autant plus, que les différents modèles
constructivistes ont été produits dans des domaines
très épurés.
Par exemple, dans le cas d’apprentissage de concepts, tout
ne dépend pas des structures cognitives au sens où
les a définies Piaget. Des sujets qui ont atteint des niveaux
d’abstraction très développés peuvent
raisonner sur des contenus nouveaux à l’égal
de jeunes enfants. Ce qui est en cause, ce n’est pas seulement
un niveau opératoire, mais ce que nous appelons une conception
globale de la situation, c’est dire à la fois un type
de questionnement, un cadre de références, des signifiants,
des réseaux sémantiques (y compris un métasavoir
sur le contexte et sur l’apprendre), etc. Autant d’éléments
qui orientent la façon de penser et d’apprendre et
sur lesquels la théorie piagétienne ou les théories
cognitivistes actuelles restent muettes. De même, l’appropriation
d’un savoir ne se réalise pas seulement par une abstraction
“réfléchissante”. Pour des apprentissages
scientifiques, cette dernière peut être quelquefois
déformante, le plus souvent mutante. Un nouvel élément
s’inscrit rarement dans la ligne des savoirs antérieurs.
Au contraire, ceux-ci représentent fréquemment un
obstacle à son intégration. Vouloir tout expliquer
en termes “d’assimilation” ou “d’accomodation”
tient de la gageure. Il faut envisager généralement
une déconstruction simultanément à toute nouvelle
construction. Pour qu’il y ait compréhension d'un modèle
nouveau ou mobilisation d’un savoir par l’apprenant,
l'ensemble de sa structure mentale doit être transformée.
Son cadre de questionnement est complètement reformulé,
sa grille de références largement réélaborée.
Ces mécanismes ne sont jamais immédiats, ils passent
par des phases de conflits ou d’interférences. Tout
est affaire d’approximation, de concernation, de confrontation,
de décontextualisation, d’interconnexion, de rupture,
d’alternance, d’émergence, de palier, de recul
et surtout de mobilisation.
Enfin, les différents modèles constructivistes ne
disent rien ou presque sur le contexte social ou culturel pourtant
fondamental : ils ne permettent pas d’inférer des situations
ou des environnements favorisant l’acte d’apprendre.
C’est sans doute sur ce dernier plan que le modèle
allostérique ouvre une voie prometteuse : il avance un système
de paramètres interactifs formulant un environnement didactique
facilitateur.Paramètres d’un environnement allostérique
5. L’optique de nos recherches
Ainsi nos recherches en Education, et de façon plus générale
en Médiation, cherchent à éviter deux grands
travers toujours très présents dans les Sciences de
l’Education. Le premier est très ancien, c’est
presque son péché originel. De ses origines théologique
puis philosophique, la réflexion éducative semble
avoir reçu en cadeau dans son berceau les principes de compilation
et d’exégèse. Pour schématiser, le premier
consiste à aligner des textes pour le texte, le second à
les presser pour extraire une substantifique moelle. Les grands
auteurs, du moins ceux considérés tels, parce que
pour diverses raisons sont à la mode ou appartiennent à
la chapelle (ou à l’obédience), sont disséqués
au mot près. Dans cette entreprise, il ne s’agit nullement
de répertorier de quelconques références de
départ, encore moins d’établir un corpus bibliographique.
Le texte est démonté pour lui-même, et de la
somme doit émerger la solution aux maux. C’est la référence
au livre sacré, à la relique ou encore à sa
Sainteté éducative. Peu importe si le contexte a changé,
Platon, Kant ou Freinet sont interrogés comme des contemporains
confrontés aux problèmes actuels. Qu’auraient-ils
fait face à la crise des valeurs ou dans le cadre d’une
éducation généralisée à toutes
les populations ?.. A eux seuls appartient la vérité,
peu importe si l’on ressasse pour la vingtième fois,
hier le même discours sur l’intelligence ou aujourd’hui
les mêmes dires sur l’apprendre.
Le second travers des Sciences de l’éducation est plus
pernicieux, il se pare des atours de la scientificité. La
recherche construit rigoureusement un objet scientifique, et un
seul, avec forces problématiques. Ensuite, elle avance une
méthodologie expérimentale cohérente, suivie
d’un protocole d’étude très complet, où
rien n’est laissé au hasard, pas même “le
nombre et la couleur des crayons” à disposition de
l’élève. Enfin, avec moultes précautions
discursives, l’étude avance quelques résultats,
en prenant appuis sur des habitudes établies -on nomme cela
des normes. Sur ce dernier plan non plus, rien ne manque, pas même
les pourcentages au centième près ou l’arsenal
statistique ; peu importe si ce dernier porte sur des catégories
aussi facilement repérables que le “rayonnement”
du professeur ou “l’exhaustivité” de l’aide
didactique.
Dans ce modèle de recherche, tout se passe comme si la seule
forme d’investigation possible devait se moulait sur celles
reconnues en psychologie cognitive, neuropsychologie ou psychosociologie,
elles-mêmes à leur tour dépendantes du modèle
dominant dans les sciences expérimentales... il y a 20 ans
de cela! Le protocole, la rédaction sont ainsi travaillés,
soignés, sophistiqués jusque dans leurs moindre détails.
Toutefois, il y a un hic, sans doute plusieurs. Qu’étudie-t-on
? Quelle est la pertinence de ce type d’étude en matière
d’éducation ? Nombre de domaines sont irrémédiablement
exclus de la recherche car ne donnant pas prise à de “belles”
investigations respectant les canons de la recherche supposée
“pointue”. Nombre de faits sont éliminés
des investigations, sous prétexte que la science, celle des
Comités de promotion ou de distribution des crédits,
ne peut rien dire ou dit le contraire. mais les conditions d’expérimentation
ne masqueraient-elles pas les paramètres pertinents ou n’éluderaient-elles
pas nombres d’interactions entre ces derniers.
Peut-on encore parler de recherche en Education ? N’est ce
pas plutôt une approche des réactions immédiates
d’un individu face à un artéfact, sans relation
avec une situation de classe ou de médiation? Quelle validité
ou extension -nous ne parlons pas de généralisation-
peut-on accorder aux résultats obtenus dans de telles conditions?
Surtout quelle création éducative peut-on y déceler
?
Enfin, dans ce contexte de “fausse” scientificité
n’élude-t-on pas une réflexion parallèle
et indispensable, celle sur les valeurs. Comme si la recherche scientifique
dite “pure” n’était pas aussi une recherche
axiologique : ne travaille-t-elle pas par rapport à une valeur,
celle de vérité ? En matière d’éducation,
les valeurs interfèrent constamment avec les données
scientifiques ; c’est par rapport à elles que les faits
expérimentaux ont à être situés. C’est
parce que certains apprentissages sont privilégiés
pour telles ou telles raisons que certains élèves
vont être performants ou pas, ou que certains obstacles existent.
Pourquoi ne pas tenter également d’expliciter le champs
de valeurs, de les clarifier, de les discuter pour les prendre en
compte ? C’est à ce niveau que se situe un des principaux
obstacles actuels d’une transformation éducative et
culturelle.
Notre projet est ainsi tout autre ; certes il est plus fruste, sans
doute est-ce pour cela qu’il obtient quelques intérêts
auprès des praticiens. Il peut se visualiser à partir
du schéma suivant :
Stratégies de recherche
Notre recherche souhaite ne pas se laisser enfermer ni dans des
carcans épistémologiques, on l’est déjà
suffisamment de façon inconsciente, ni dans des a priori
théoriques, encore moins dans des allants de soi méthodologiques.
Le point de départ de notre démarche est chaque fois
une analyse d’une situation éducative (ou médiatique)
particulière et actuelle. Comment le savoir “passe-t-il”
suite à tel enseignement ou telle médiation ? Pourquoi
le grand public se sent-il encore peu concerné par tel documentaire
? Pourquoi les enfants perdent-ils leur curiosité au cours
de leur scolarité primaire ? Etc..
Le projet est toujours de trouver des “réponses”
possibles et alternatives. Quoi enseigner d’optimal en science
à des enfants de l’école primaire ? Et pourquoi
? Qu’apportent les savoirs techniques sur les plans personnel
ou professionnel ? Comment médiatiser tel domaine difficile,
comme la physique des particules ou l’ADN ? Comment modifier
un comportement en matière de santé ? Comment développer
une démarche systèmique dès l’école
maternelle ? Comment sensibiliser à un problème d’environnement
pour des professeurs du secondaire ? Etc.
De plus, avant de tenter une innovation, une étude de changement
où intervient acteurs, contraintes et processus est mis en
place. En parallèle, un processus d’évaluation
est instauré dès la conception, de façon à
déterminer en retour les impacts et à repenser l’innovation
entreprise.Eléments étudiés pour produire une
aide didactique,
ici un scénario de film
En matière de méthodologie de recherche, la priorité
est mis sur une combinatoire de méthodes. Pour le recueil
de l’information, nous utilisons de façon redondante
pour faire surgir et corroborer des indicateurs : entretiens et
questionnaires divers, conceptogrammes, élaboration de phrases,
méthodes pré-test/post-test, observation en continue
d’apprenants en situation. Le traitement de l’information
se réalise toujours par rapport au contexte d’apprentissage.
Nous privilégions de préférence les études
contrastées : situations qui posent problème/ situations
réussies.
Des études spécifiques sont alors, et alors seulement,
envisagées en complément ; elles consistent à
préciser certains obstacles repérés sur un
petit nombre d’apprenants dans des situations standardisées.
Des situations ou des stratégies différentes (utilisation
de méthodes en “aveugle” ou “double aveugle”)
sont comparées sur des apprenants ayant le même type
de difficultés, et resituées par rapport aux pratiques
habituelles, etc.. Des études sur l’élaboration
historique du même savoir sont entreprises de façon
à posséder des référents (obstacles
éventuels et situations qui ont permis de les dépasser).
6. Nos projets actuels
Nos travaux actuels affinent les divers paramètres du modèle
allostérique ; ils portent plus précisément
sur le questionnement, la perturbation des conceptions, la schématisation,
la modélisation, la mobilisation du savoir et sur ce que
nous nommons le savoir sur le savoir. Afin de corroborer dans l’action
les apports de ces micro-modèles, nous développons
en complément nombre de recherches appliquées. Comment
construire un multimédia sur la physique des particules pour
tel musée ? Comment fabriquer un document lisible pour les
maîtres et une exposition compréhensible pour les élèves
sur la diététique? Etc.. C’est ainsi que nous
avons participé en partenariat à des productions d’expositions
(Cité des Enfants, Cité des Sciences et de l’Industrie
de la Villette, CERN, Services Industriels, par exemple), de livres
(Peter Lang, Delachaux, Z’Editions), d’articles de vulgarisation
(Sciences et Vie, Sciences et Nature, Sciences et Vie Junior..),
de logiciels (Olivetti, Ministère italien de l’Education),
de multimédias (Digital), d’émissions de télévision
(RAI) ou de radio (France Inter, France Culture, Radio Suisse Romande)
et de pièces de théâtre (Benoit Bunico, Kesako,
Les Batteleurs de la Sciences). Nous sommes encore intervenus dans
les entreprises, soit pour des audits sur la communication, des
séminaires-consultations pour directeurs et cadres supérieurs
sur la communication interne et externe, soit pour des productions
de modes d’emploi plus lisibles, plus compréhensibles.
En retour, ces études appliquées ont contribué
à renouveler nos idées de recherche, notamment en
matière d’intégration des savoirs.
D’autres recherches appliquées ont pour objet la production
d’outils et d’environnements pour la formation des enseignants,
des médiateurs et des décideurs. Nous sommes ainsi
invités pour des actions de formation par de nombreuses universités
et institutions en Europe, en Amérique du Nord, en Australie
ou au Japon. De même, nous sommes consultés par de
nombreuses organisations internationales (BIE, OMS, UNESCO, CEE,
Conseil de l’Europe, OCDE) et ONG, ainsi que par des ministères,
des associations nationales d’enseignants, de médiateurs,
de médecins et de paramédicaux.
Pour mener à bien ses travaux, notre réseau de collaborations
s’est enrichi en Europe, principalement avec les universités
(Paris VII, Nice, Rouen, Séville, Louvain, Hambourg, Amsterdam,
Rome, Namur), des centres de formation (IUFM et INRAP en France,
IRRSEA en Italie, EN en Espagne et Allemagne), en Amérique
du Nord (Universités Cornell, Berkeley, Montréal,
UQAM, Québec, Vancouver), en Asie (Pékin, Tsukuba),
ou en Australie (Melbourne, Sydney) ; autant de confrontations dans
des contextes divers et variés.
Enfin, sur le plan de la divulgation des travaux, le réseau
CECSI (Communication, Education, Culture Scientifiques, Industrielles)
que nous coordonnons depuis plus de quinze ans ans regroupe des
enseignants, des médiateurs, des muséologues, des
chercheurs, des décideurs, des ingénieurs, mais aussi
des utilisateurs des sciences et des techniques comme des industriels,
des journalistes scientifiques ou des femmes et hommes de télévision
ou de spectacle, etc, ; en tout plus de 2000 correspondants dans
43 pays.
André
Giordan
|