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L’Education, une cause commune !
André Giordan
Texte publié en 2002 dans la revue de l’ANAE
Au moment où l’apprendre devient un enjeu de société, deux véritables fléaux s'étendent de plus en plus : échec et exclusion pour nombre d’enfants de milieux défavorisés et désintérêt pour les autres. Un programme découpé par semaines, le même 36 fois dans l’année, avec une progression identique pour tous. Des connaissances saucissonnées en chapitres ou parties, dispersées en une série de disciplines, sans liens où le sens se perd, en sont les causes principales. Comment en est-on arrivé à un tel découpage ? Pourquoi seulement ces savoirs disciplinaires ? Permettront-ils aux élèves, futurs citoyens, d’affronter les défis des années 2000 ?
Paradoxalement, dans le même temps, l’école continue d’évoluer rapidement. Elle s’ouvre vers le monde extérieur pour prendre en compte la multiplicité des savoirs… Nombre d’innovations ou de partenariats sont passionnants, malheureusement encore peu médiatisés. Pourquoi les maîtres hésitent-ils toujours à les faire connaître, à les mutualiser ? Quelle direction prendre pour transformer l’école ?
Un peu d’histoire
Les matières enseignées telles nous les connaissons n’ont rien de « naturel » !.. Jusqu’en 1945, même les mathématiques ont une place excessivement modeste. Les Frères des Ecoles Chrétiennes, très novateurs dans les années 1800, ne leur consacraient que deux leçons d’une demi-heure par semaine, réservées à... la seule arithmétique ! Il fallut attendre les profondes réformes de la loi Guizot de 1833 pour que soient introduits des “éléments du calcul et le système légal des poids et des mesures”, en parallèle aux premiers éléments de la langue française (à la place du latin), et le décret relatif à l’exécution de la loi du 30 octobre 1886 pour que se mette en place le système que nous connaissons.
Ce cloisonnement est ainsi un phénomène très exactement daté. Il correspond à un état du savoir universitaire, celui de la fin XIXe siècle... Aujourd’hui, ce choix de savoirs est totalement inadapté. L’individu reste illettré s’il ne connaît pas quelques grandes idées de psychologie, d’économie, d’anthropologie, de droit, d’urbanisme (neuf enfants sur dix vivent dans les villes sans savoir " lire " une ville…), etc.(1).
Dans le même temps, les disciplines anciennes sont à repenser : Les maths sont à alléger notablement et surtout à réorienter pour aborder les questions d’incertitude, d’estimation ou de complexité. D’autres sont à redistribuer dans le temps. Pourquoi ne pas envisager les langues étrangères – dès la … maternelle, puisqu'on sait aujourd'hui que les sons s’imprègnent mieux durant la petite enfance ? Idem pour la philosophie (dont l’éthique) qui, en faisant référence aux valeurs et aux paradigmes sociaux sont à réfléchir et à clarifier dès le plus jeune âge.
De plus, les problèmes actuels -ceux auxquels sont ou seront confrontés notre société et nos élèves- ne se posent plus à l’intérieur d’une seule discipline. La recherche de solutions demande d’articuler des connaissances provenant de domaines très divers. Des savoirs transversaux comme organisation, mémoire, identité, transformation ou régulation seraient déjà très «utiles » pour regrouper les multiples informations des médias. Mais ce qui devient important, plus que des certitudes trans ou disciplinaires, ce sont des démarches, des modes d’investigation, mêlés à des attitudes telles que la capacité de s'interroger, de mettre en connexion, d'inventer, d'élaborer, etc. . . Va-t-on attendre 2050 pour introduire la pragmatique, l’analyse systémique, la maîtrise de l’information, la modélisation, la simulation, l’optimisation, autant de savoirs nécessaires pour approcher les défis en cours ou à venir ?
Vous avez dit “réforme” ?
Une réflexion sur les contenus de l’école obligatoire ne peut ainsi se limiter à un « kit » de connaissances minimums défini au travers de lunettes qui ont fait leur temps (“lire, écrire et compter”, “connaître les figures et les volumes”, “observer les choses et les êtres vivants”). En période de mutation, ce qui manque à cette institution, c’est un nouveau projet fondateur. Quel sens donner à l’école du XXIe siècle ? Il faut susciter le débat le plus large possible devant la Nation. Quoi apprendre à nos enfants ? Et pourquoi ?…
Reste ensuite à le mettre en place. Là n’est pas le principal problème… A la base, nombre d’enseignants, d’établissements réalisent de multiples activités, des projets formidables, malheureusement peu connus, et rarement partagés. Les enseignants seraient-ils de grands timides ? Ils n’osent pas mettre en avant ce qu’ils font. Ils ne tentent pas montrer, à travers des évaluations bien menées, que leurs innovations apportent de meilleurs résultats que la pédagogie communément admise. Bien sûr, au préalable, il faut arrêter de se leurrer, de croire que LA solution existe, qu'elle réside dans LA méthode d'Untel ou LA stratégie miracle de tel autre. Il n’existe pas de panacée pour apprendre, sinon, cela se saurait… Le processus est en même temps évident et hypercomplexe. Evident si l’élève est motivé ou a été motivé, interpellé, questionné. Hypercomplexe car, de toute façon, chaque élève est «l’auteur» de son apprentissage. L’enseignant -ou mieux l’équipe éducative- ne peut que mettre à sa disposition ce nous nommons « un environnement didactique » propre à métamorphoser sa pensée préalable.
Et là non plus, il n’y a pas de recette. Les «vrais» projets sont à multiplier, les activités éducatives à varier… avec les défis, les travaux de groupes, les productions collectives, les créations et l’expression sous toutes ses formes… ou même la recherche personnelle. La personnalité du prof., les passions qu’il sait partager, ont une place capitale. Les TIC (technologies de l'information et de la communication), notamment par le biais d’un netable (ordinateur personnel remplaçant "l'ardoise" d'antant), doivent être de tous les moments, mais comme… simple outil. On apprend d’abord avec les autres, en se confrontant directement avec la réalité. L’architecture de l’école est à repenser autour de lieux de documentation et d’autodidaxie, mais également autour de lieux d'échanges entre les élèves. Par exemple, quel enseignant n'a pas expérimenté le fait que l'on n'apprend vraiment que lorsqu'on mobilise son savoir, et pour commencer en l’enseignant aux autres ?
Bien sûr, il est hors de question de vouloir, une fois de plus, tout bouleverser immédiatement et dans la précipitation,. Toute évolution du système éducatif demande du temps, des recherches et surtout une formation préalable des personnels. Les enseignants, vecteurs privilégiés de tout changement, sont le “moteur” de l’innovation. Dans l'immédiat, une dynamique est surtout à créer.
André Giordan, ancien instituteur et intervenant ZEP, est professeur à l’université de Genève. Les idées évoquées dans cet article sont développées dans son dernier livre : Une autre école pour nos enfants ? Delagrave, 2002.
Lire également Apprendre ! Belin, 2000 et pour ceux qui cherchent des idées pratiques en sciences, ES, comment faire pour que ça marche, Les sciences à l’école maternelle ou Des idés pour Apprendre, maintenant réédités chez Delagrave 20002.
(1) Cette division laisse subsister des lacunes inadmissibles. En effet des savoir-faire fondamentaux parce qu’ils sont censés être enseignés par tout le monde finissent par n’être enseignés par personne, sauf exceptions notables. C’est le cas de certaines techniques de travail : la lecture rapide, la prise de notes, le traitement de texte, la mise en place d’un projet, la compréhension des images, l’argumentation, le travail de groupe, la gestion de conflit, etc..
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